Plus tard, je me suis rendu compte que le racisme n'avait pas disparu, bien entendu. De même, l'idée du melting-pot n'est ni idéale, ni possible, ni même souhaitable. Son message semblait être celui de l'assimilation ; il fallait effacer quelque chose de soi pour s'assimiler. Il reste que nous ne pouvons pas effacer le passé, nos origines culturelles ou la construction sociale de l’origine ethnique. Des modèles de discrimination et de préjugés, établis depuis longtemps, n’ont que trop souvent eu des conséquences mortelles. Il semble que l'on soit aujourd'hui plus ouvert à parler de ces réalités d’un racisme persistant, plus d'un an après le meurtre de George Floyd.
J'ai pris conscience des défenses, ou « armure implicite », chez les personnes qui n’appartiennent pas à la majorité. Une armure qui représente notre désir de nous protéger de la culture majoritaire et, en même temps, celui d'adhérer à cette culture. Un collègue médecin noir m’a dit veiller à s'habiller impeccablement au travail comme une façon de se défendre. Son costume et sa cravate exigent le respect, dénotent son statut professionnel et constituent une armure. Cette nécessité a été une révélation pour moi.
Mes défenses contre-attaquent
Parler d’origine ethnique met parfois mal à l’aise. C'est le cas pour moi. En effet, nous arrivons au quatrième paragraphe de cet article, et je n'ai pas encore révélé mes origines. Mon nom trahit un vague héritage d'origine sud-asiatique ou une ascendance moyen-orientale. Plus précisément, mes parents sont des musulmans originaires du sud de l'Inde ; quant à moi, je suis née et j'ai grandi aux États-Unis. En grandissant, j'ai supposé que je n'avais pas d'armure. Seulement récemment, j'ai commencé à m’interroger sur ce qui me protège.
Mon père est arrivé aux États-Unis en 1970. Il parle couramment l'anglais, mais sa langue maternelle comporte des lettres légèrement différentes. Dans son anglais, Les R et les L prononcés avec un accent malayalam sont nombreux, et les W et V indiscernables. Enfant, je n'entendais pas d'accent dans l'anglais de mes parents, mais d'autres le percevaient. Mon père a rapporté que ses collègues de travail ne le comprenaient pas toujours. Plus tard, il a décidé que mon frère et moi devrions parler anglais à la maison et ne pas apprendre le malayalam. Dans quel but ? Celui d’avoir l’accent américain.
En effet, j'ai un accent américain (et je ne parle aucune des langues autochtones de l'Inde). Le fait que je parle bien l'anglais et avec un accent américain pourrait-il être un moyen de me défendre d'être mal comprise de façons significatives, non pas simplement pratiques ? En d'autres termes, si mon américain était facile à comprendre, c’était peut-être aussi un moyen de combattre les préjugés et la discrimination. L'approche de mes parents avait un sens pour eux à l'époque, mais elle était aussi une façon de me séparer inexorablement de leur pays d'origine. Je me suis installée dans un statut d'entre-deux.
L'éducation est également constitutive de l'armure dont je me rends compte maintenant. Si mes parents insistaient pour que je fasse une carrière stable (comme celle d'ingénieur, par exemple), ce n'était pas seulement pour avoir un revenu stable, mais aussi pour être à égalité avec les autres. En d'autres termes, c'était un moyen de ressembler davantage à la majorité, d'être accepté, de survivre et de se faire respecter. En tant qu'enfant artiste, j'ai effrayé mes parents avec mes rêves d'Hollywood ; ils craignaient que je ne sois pas acceptée à cause de mes origines. (J'ai finalement choisi la branche de la médecine la plus artistique que j'ai pu trouver : la psychiatrie psychanalytique).
Avant de me former à la psychanalyse, ma défense consistait à toujours aller de l'avant ; à avancer sans penser à ce que j'avais perdu, ou sans faire le deuil des changements dans ma vie. Ce faisant, je n'étais pas capable d'affronter qui j'étais. Parfois, j'avais tendance à embrasser davantage la partie américaine de mon identité, d'autres fois la partie indienne ou musulmane. C'était comme si je devais incarner une identité culturelle sans l'apport d'une autre.
Ma formation m'a permis de prendre du recul et d'intégrer un sens de moi-même plus complexe, mais vrai. Elle m'a amenée à accepter que j'incarne des caractéristiques de plusieurs cultures, et j'ai cessé d'essayer de rejeter des parties de moi-même pour en adopter d'autres. À travers cette intégration, j’ai pu élaborer un sentiment de moi-même plus solide, façonné par de multiples cultures. Cette compréhension plus complexe ne s’accorde pas avec l'idée d'un melting pot telle qu’on me l’a présentée dans mon enfance.
Ce qui est frappant, c'est que ces défenses – veiller à parler l'anglais avec un accent américain, ne pas parler la langue maternelle de mes parents et donner la priorité à une carrière universitaire – sont en contraste frappant avec les générations précédentes des femmes de ma famille. Bien que je sois peut-être plus assimilée ici en raison de mes choix, je suis devenue très différente de ma famille en Inde. Pour rencontrer une culture majoritaire et réussir au sein de celle-ci, je suis devenue moins reconnaissable en tant que membre de ma famille. (Notons que toutes les générations d'immigrants n'ont pas choisi les mêmes défenses. Les enfants des Indiens émigrés en Amérique dans les années 1970 s'alignent peut-être moins sur leurs parents que leurs enfants sur eux).
L’éveil de la force
Des conversations ont été entamées au sein de la profession de psychanalyste, tant au niveau national qu’au niveau mondial, des échanges difficiles et émouvants sur la reconnaissance de l'héritage de chacun et la façon dont nous nous reconnaissons les uns les autres. Des préjugés implicites se logent probablement en chacun de nous, que nous appartenions aux sous-cultures majoritaires ou minoritaires. Des blindages implicites semblent fonctionner chez les individus et les groupes de toutes les sous-cultures minoritaires : autant de moyens qu'ils ont façonnés pour supporter leur statut de minorité et se protéger.
Nous avons souvent des défenses eu égard aux discussions sur les origines ethniques. Certains pensent risquer à tout moment d'offenser les autres, ou craignent d’évoquer des stéréotypes par inadvertance. Une raison évidente d'éviter ce type de discussions est la volonté de se tenir à distance des sentiments qu’elles provoquent parfois. Parmi ceux-ci, il y a la surprise et la honte d'avoir des préjugés, ou encore la crainte d'agir en fonction de ces préjugés.
Par exemple, après avoir publié un article sur le racisme, les auteurs ont découvert que, bien que nous ayons indiqué la profession d'un contributeur, nous avions par inadvertance omis de mentionner les qualifications de l'un des contributeurs noirs.
Il s’en est suivi une discussion au cours de laquelle diverses réactions et solutions ont été proposées. Certains ont trouvé cette discussion gênante. D'autres n'ont pas pris cette omission au sérieux, car elle était manifestement involontaire. Pour d’autres encore, la nature inconsciente de l'omission la rendait d’autant plus importante. Quelles décisions avions-nous prises qui étaient en grande partie inconscientes ? Beaucoup avaient relu l'article sans remarquer cette erreur. Avions-nous dépouillé l'auteur de ses qualifications, dans un article sur le racisme, qui plus est ? Comment réparer et traiter une telle omission ? Il paraît essentiel de nous interroger sur nos processus inconscients et d’associer sur ceux-ci.
Conclusion
Le concept de melting-pot, tombé en désuétude, a été remplacé par un ensemble de prises de conscience du fait que les défenses que nous développons font partie de notre identité. En tant que société, mais aussi en tant que profession, nous devons nous efforcer de reconnaître plus franchement notre armure implicite et d'affronter les conversations sur des sujets difficiles.
Traduit de l’anglais par Anne-Lise Häcker