États du Self, entre corps et psyché

Paola Golinelli
 

Dans un monde de plus en plus virtuel, les corps deviendront-ils plus distants et interdits ? Une vignette clinique introduit la question qui n’a pas encore trouvé sa réponse.

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L’espèce humaine se trouve confrontée à une nouvelle expérience, « terrifiante ». Elle pose la question de savoir s’il est possible d’entrer en contact avec les autres, qu’il s’agisse de nos proches ou du reste du monde. Beaucoup de choses ont déjà été dites et d’autres le seront encore à propos de la pandémie qui nous a tous pris au dépourvu. La situation actuelle « exaspère » un sentiment de désorientation que nous vivons en lien avec ce qui est corporel. Au fur et à mesure que nous nous accoutumons à des modalités relationnelles alternatives, quelque chose est en train de se raréfier. Ces nouvelles formes de relations passent par de nouveaux moyens de communication qui, tout en nous reliant en temps réel, nous distancient les uns des autres. 

Tout ceci est pertinent pour ce qui se joue dans le cabinet de l’analyste aussi, « avec ses murs que je regretterai tellement », comme me l’a dit un patient avant de passer à l’analyse à distance.

Le corps s’éloigne. Il se protège de la relation à l’autre, et cela peut aller jusqu’à l’isolement et à un état d’autarcie quasi complet. (Je pense, par exemple, au fonctionnement extrême que l’on retrouve chez les adolescents souffrant du syndrome de Hikikimori.)
 
La nécessité de s’écarter du contact avec les autres provoquera-t-elle également inévitablement un changement dans notre relation à nous-mêmes ?
 
Ceci vient contredire le matériel clinique que nous voyons quotidiennement, qui suggère que le corps et le self sont les dépositaires d’expériences ne pouvant être intégrées.

Ceux qui s’orientent vers une analyse le font pour différentes raisons, mais je crois que tous nos analysants font l’expérience d’un profond sentiment de solitude.

La solitude peut, à l’extrême d’un continuum, être le sentiment radical décrit par Roussillon (2017) : « qui conduit le sujet hors de la condition humaine et qui obstrue le processus de symbolisation ». C’est une solitude empreinte de colère et de détresse – la solitude de celui qui a vécu des événements traumatiques, éprouvé une douleur insoutenable et perdu la capacité d’être en contact avec les autres et avec lui-même.

A l’autre extrémité du continuum, nous trouvons la capacité d’être seul avec soi-même – cette état de base du Self dont parle Winnicott (1975) lorsqu’il décrit l’étape fondamentale du développement de l’enfant qui apprend à avoir confiance en la continuité et la solidité de l’objet et du Self.

Dans le premier cas, la solitude est le moteur qui peut inciter une personne à atterrir sur le divan de l’analyste, comme un naufragé sur un atoll (Golinelli, 2003), contraint à sacrifier une part de lui-même pour sauver l’ensemble. Dans l’autre cas, la solitude est au contraire une conquête personnelle qui peut être vécue comme le couronnement du travail analytique.

Peut-être que tout un chacun a soif [1] d’exercer ce droit délicieusement humain d’exister comme un tout, dans la complétude de son propre être. Et c’est possible lorsque l’individu a pu expérimenter un objet capable de contenance et de continuité, qui offre un socle à partir duquel il peut reconnaître l’objet monde et le Self comme séparés, distincts, mais aussi comme indispensable l’un pour l’autre.

Bollas (2018), évoquait la solitude du Self et la façon dont se développe en son sein un dialogue entre le Moi et son effort « arrogant » pour maintenir ensemble les réalités internes et externes et pour prendre la parole à sa place. Le « moi » dont il parle ici n’est ni le Moi, ni l’inconscient, pas plus qu’il n’est le Self. Il s’agit, en fait, de ce qui arrive dans la dimension de l’expérience où le « je » agit comme un représentant de ce « moi », lequel, à son tour, fonctionne comme dépositaire de nos objets internes et externes.

Si nous devions cesser de nous parler à nous-mêmes, il n’y aurait plus de « moi », cet interlocuteur de l’effort intense et permanent qui constitue la fondation constante de notre psyché et de la possibilité que nous avons – lorsque nous ne sommes pas en contact avec elle – de nous sentir comme un tout, d’être nous-mêmes.
 
C’est le « courant de conscience » de James Joyce – cette articulation d’idées conscientes qui trouve néanmoins ses racines dans une matrice inconsciente. Peut-être Thomas Ogden (2016) décrit-il ceci de manière plus précise que les autres analystes dans ses récits cliniques, en y incluant tout ce qui se trouve sous l’égide de la rêverie. 
Lorsque le dialogue avec soi-même qui garantit le sentiment d’exister comme être unique, singulier, est partiellement ou totalement interrompu, l’individu est privé d’une partie de son Self et cherche désespérément autour de lui une complétude affective et émotionnelle, conduite par les impulsions. Complétude dont nous avons besoin pour nous sentir vivant. C’est cet individu qui entre dans le cabinet de l’analyste, qui dialogue avec elle/lui, qui doit recommencer à zéro afin de lui permettre de retrouver du sens.

Les deux acteurs de la scène analytique partagent l’illusion d’être capables de communiquer, non seulement avec des mots, mais aussi via la « porosité » inter-psychique entre eux (Neri, 1993, p. 49), transmission de Self à Self, unis par une quête commune de la dimension inconsciente, au sein d’une précieuse intimité qui vient du plaisir d’une réalité interne en lien avec la dimension distincte et unique du sujet (Poland, 2018). C’est là que réside la nouveauté de la rencontre analytique, qui valide le besoin d’être un Self, conscient de ne pas pouvoir exister comme des individus isolés, mais seulement en communiquant avec le reste du monde. Si, comme le dit Bion (1979), une fonction analytique de la psyché existe, alors nous pouvons l’utiliser et la cultiver en vue de faire face à la complexité subconsciente que l’analyste et l’analysant ont tous deux à cœur de déchiffrer et de comprendre. Ceci est encore plus marqué dans les contextes comme celui que nous connaissons actuellement, lorsqu’un danger plane sur nous tous et menace de nous faire régresser vers des expressions de solitude comme si nous étions devenus sauvages.

Je vais maintenant vous présenter une vignette clinique dans laquelle le « corps », avec son langage complexe et multiforme, agit comme le protagoniste au sein de la dynamique d’un couple analytique au travail.
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Un petit événement analytique
Enfin, après avoir passé la porte d’entrée et traversé le court espace qui mène à la porte de mon bureau où je l’attends, la patiente me regarde. La façon dont elle me regarde me rappelle celle dont des nouveau-nés ont pu me regarder ; j’ai à l’esprit ceux que j’ai bien connus, essentiellement chez moi. C’est un regard pénétrant, qui pénètre profondément, sans fard. Ce regard me laisse parfois dans une détresse profonde, car je me rends bien compte que je ne peux rien lui cacher, aucun ressenti ni aucune émotion qui pourraient me traverser l’esprit, pas même ma petite fatigue du lundi matin. Son regard est de ceux qui ne tolèrent pas l’ambivalence.

Pendant des mois, les débuts de séance ont constitué une négociation éprouvante. La patiente est irritée et distante. Parfois elle projette sa lassitude sur moi et pense que je ne veux pas être auprès d’elle. Alors elle se tait. Alternativement, c’est son corps qui « parle » : elle a mal quelque part, et tout ce qu’elle veut faire c’est dormir, se recroqueviller dans un cocon incarné par son lit chez elle – jamais ouvertement associé au divan même si… Son dernier coup de poignard à la fin d’une de ces séances pourrait être que la séance est finie et que « rien n’a changé ».

Plus tard dans l’analyse, il lui arrive régulièrement d’exprimer le désir de me montrer des choses, mais le processus qu’elle emprunte pour le faire est toujours long et complexe, incluant des silences prolongés. Je lutte pour comprendre pourquoi ceci est tellement usant, mais j’attends jusqu’à ce qu’elle me révèle que la chose la plus difficile pour elle n’est pas de me montrer ces choses, qui sont importantes pour elles quoi qu’il en soit, mais de se lever pour les sortir du sac dans lequel elles se trouvent. La distance entre le divan et son sac est d’environ deux mètres, ce qui veut dire qu’elle a finalement trois ou quatre pas à faire. Plus tard, elle me dira que décider de se lever et effectuer ces quelques pas faisait partie de ce qui la mettait en difficulté, car pendant qu’elle franchirait ces deux mètres, je la regarderais et elle ne serait plus protégée par le divan dont elle a besoin pour se défendre de l’inconnu que pourrait révéler ses pas.

Je pense qu’il s’agit des pas qui la séparent d’une partie familière de l’analyste, une partie rassurante car bien protégée des demandes que pourrait faire le Surmoi (en analyse, on est allongé sur le divan). C’est comme si cela lui faisait sentir qu’elle était observée par un couple parental, approbateur, qui la regarde avec amour tant qu’elle se comporte comme une petite fille sage, calme et posée, mais qui n’accueille pas la pulsion urgente qui l’incite à se mouvoir, à explorer de nouveaux territoires, le savoir charnel ou sexuel. Il y a quelque chose que je ne comprends pas immédiatement dans l’angoisse que je perçois dans son attitude juste avant qu’elle se lève. Elle l’avait fait plusieurs fois, pour me montrer quelque chose, mais la détresse ne diminuait pas. Je lui avais du coup donné l’autorisation de se lever, pensant que son angoisse était davantage liée au contenu qu’elle me montrait qu’au fait de se déplacer.

Lorsqu’elle s’assied après m’avoir apporté l’objet, elle semble entrer dans un moment différent du transfert. Elle, qui parle généralement d’une voix à peine audible, prend davantage d’assurance, en lien avec son Self, maintenant que je l’accueille.

Ce qu’elle me montre et ce qu’elle dit constitue le prélude à une transformation, activée par la circulation d’« ingrédients » qui a ouvert un nouvel espace de connaissance pour elle.

Il y a une Gradiva accrochée au mur, au pied du divan de l’analyste, d’un mètre sur 50 cm en soie brute plissée. La patiente l’a admirée dès la première fois qu’elle s’est allongée là. Ce n’est que maintenant que je comprends que celle qui se lève du divan est une sorte de Gradiva, qui pour la première fois, se permet de révéler un aspect de son Self. Une Gradiva au cœur léger, elle qui semble toujours oppressée par le poids du négatif. J’ai le sentiment que jusque-là, elle m’avait maintenue sur le seuil de son monde interne, me faisant vivre son ennui, sa mélancolie, ses efforts, sa difficulté d’être, sa propension à la plainte.

En accueillant son acte (se lever du divan pendant la séance), son corps et son Self – dépositaires d’expériences non intégrées pour le moment– semblent révéler une part d’elle, jusque-là invisible, cachée en fait derrière le poids de son corps et les mots qu’elle utilise. 

Cet acting, construit ensemble, a ouvert une porte auparavant close, et qui se refermera probablement. Quoi qu’il en soit, en attendant, cela a permis d’accéder à la possibilité de quelque chose de différent, quelque chose de léger, qui relève de la partie « aérienne » de la psyché de la patiente. Trop souvent a-t-elle été abattue par le poids d’un corps qui semble permettre l’expression d’une partie psychosomatique qui ferme, rigidifie, bloque l’attention et le traitement dans la répétition.

En effectuant ces quatre pas, elle a pu sortir momentanément, comme si elle émergeait d’un carcan, échapper à sa prison corporelle de pierre, et montrer quelque chose d’autre. Ainsi nous laisse-t-elle apercevoir Ariel caché derrière et à l’intérieur du Caliban terrien et incarné (Shakespeare, 1621).

Je faisais moi-même l’expérience du soulagement ; ensemble nous avions fait l’expérience d’un moment « différent », toutes deux libérées des défenses oppressives, parfois persécutantes. Nous sommes désormais les maîtresses d’une légèreté symbolisée.

« Légèreté » est la première et la plus connue des belles « Leçons américaines, Six propositions pour le prochain millénaire » d’Italo Calvino (1988).

Pour lui, la légèreté est la valeur ajoutée que nous procure la meilleure littérature : « … j’ai cherché à ôter du poids, tantôt au corps céleste, tantôt aux villes (…) et au langage ». A certains moments, il me semblait que le monde allait se muant tout entier en pierre : une lente pétrification plus ou moins avancée selon les gens et les lieux, mais qui n’épargnait aucun aspect de la vie. » Le seul héros mythologique capable de couper la tête de Méduse qui pétrifie tous ceux qui la regardent, c’est Persée, qui vole grâce à ses sandales ailées. Il ne nie pas son existence. Bien au contraire, il reconnaît sa fragilité. Mais aussi, il sait qu’en sont issues des créatures volantes, tel Pégase, et de belles choses, tels les coraux dont se parent les nymphes. L’analyste/Persée de notre millénaire, est consciente des monstruosités de ce monde, et elle porte sa part du fardeau. Elle peut même offrir des gestes de tendresse, car elle sait à quel point cette chose monstrueuse est fragile.

Qu’est-ce que la légèreté pour ma patiente ? Est-ce une partie de son Self qu’elle peut enfin laisser émerger, une fois sortie de la dimension compulsive, répétitive de son opposé, à savoir la frivolité euphorique et négativante. Après une longue élaboration dépressive, les pensées et l’idiome ne sont plus alourdis par le poids de défenses qui écrasent, inhibent, et chargent les mots de négativité et d’angoisse, ou qui les rendent frivoles et inconsistants sur un mode maniaque. C’est le temps où la mélancolie est devenue une tristesse légère.

Plus tard, la patiente dira qu’elle ressentait que les sentiments, les mots, les regards, pénétraient dans l’analyste comme en un refuge où ils devenaient moins effrayants. Si l’analyste n’avait pas peur, alors elle pouvait aussi envisager ces pensées comme moins effrayantes.

C’est la caractéristique spécifique de l’approche analytique, à savoir « du produit de la curiosité associée à et mise au service du respect de l’analyste pour les efforts d’introspection du patient » (Poland, 2018, p.43). Cela permet d’adoucir le sentiment particulier de solitude que j’ai évoqué au début, ainsi que l’angoisse de ne pas pouvoir être compris par les êtres qui nous sont chers et par le monde toujours présent autour de nous.

Sera-t-il toujours possible d’expérimenter et d’écouter le corps et sa communication complexe au travers d’un écran ?
 
Références
Bion, W. R. (1979). Making the best of a bad job. Clinical seminars and four papers, (1979). 247–57. Abingdon: Fleetwood Press.
Bollas, Ch., (2018) Sens et mélancolie – Vivre au temps du désarroi. Paris: Ithaque, 2019
Calvino, I. (1988), Leçons américaines, six propositions pour le prochain millénaire. « Légèreté ». Paris: Folio, Gallimard, 2017.
Golinelli, P. (2003). ‘The Castaway Self: a psychoanalytic reading of Castaway by Robert Zemeckis.’ Int. J. Psychoanal. 84, 2003 Part 1, 169-172.
Hoffmann, I. (1998). Ritual and Spontaneity in the Psychoanalytic Process: a Dialectical Constructivist View. The Analytic Press.
Neri, C., (1993). Campo e fantasie trans-generazionali. Rivista Psicoanal., 39:43-64. Rome: Borla. 
Ogden, Th. H., (2016). Vite non vissute. Milan: Raffaello Cortina Editore. 
Poland, W. (2018). Intimacy and Separateness in Psychoanalysis. New York: Routledge.
Roussillon, R. (2017). Fondamenti e Processi dell’Incontro Psicoanalitico. In La Relazione Analitica. Rossi, N., Ruggiero, I. (a cura di) Milan: Franco Angeli, pp. 44-50 
Shakespeare, W. (1621). La tempête. 
Spadoni. A., (2007). ‘L’oscuro oggetto del bisogno,’ in E l’analisi va...Scritti Psicoanalitici e Memorie. Rimini: Guaraldi.
Winnicott, D. (1975). De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris: Petite Bibliothèque Payot, 1969.

[1]    « Pour exister (…) pleinement, sans blesser ni le Self ni l’objet » (Spadoni, 2007).

Traduction: Alice Bauer
 

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