Carter est tellement beau

Dr. Stephen Hartman
 

Le trauma se situe au croisement du genre, de la sexualité, de la classe sociale et de l'origine ethnique, là où les taxinomies soutenant le désir normatif interprètent l'expérience inconsciente.

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Prologue
Les combats qui relèvent du genre, de la sexualité, de l'origine ethnique et de la classe sociale poussent en pleine lumière, hors du sanctuaire de l’Inconscient, l'imbroglio récurrent qui existe entre la psyché et les habitudes sociétales. À ces noeuds d’intersection, les gens expérimentent un éprouvé sensoriel du corps et de ses sphères de plaisir en utilisant un registre d’objets variés et originaux. Ceux-ci procurent à chacun d’entre nous un vaste ensemble de genres et de sexualités dans lequel se mouvoir et à incarner. L'origine ethnique est quant à elle sculptée avec considérablement moins d’élasticité.

Le genre et la sexualité s’adaptent à ce qui est possible et permis (Dimen, 1984) en s’appuyant sur la cohérence que procure l’identité souvent en favorisant un registre au détriment d’un autre. Quand l’attention psychanalytique se déplace de la psychobiologie du genre vers sa géographie intersectionnelle (Harris, 2019), l’analyse cartographie la façon dont les expériences relatives à la sexualité, au genre, à l'origine ethnique et à la classe sociale font la course à l’audimat dans la polyphonie psychosociale.

Paradoxalement, l’identité (qui confère la cohérence) devient traumatique quand elle croise des vecteurs d’expérience divisés en singularités ordonnées conformément à la commande de l’Autre. Cet essai raconte ce combat, en ne s’appuyant ni sur une théorie développementale ni sur la technique analytique afin de défendre la complexité et de résister à la taxinomie.

Carter est tellement beau
Carter est tellement beau qu’il est parfois difficile de croiser son regard sans suivre la ligne qui va de ses amples boucles à ses lèvres pulpeuses qui même lorsqu’il se renfrogne, ce qu’il fait souvent attirent l’étreinte. Certains le décriraient comme « mignon » bien qu’il soit brun, basané, et sculpté comme un soldat de la marine avec un torse et des hanches minces. Les femmes le mettent sur un piédestal. Les hommes pensent qu’il est gay. À toute allure, le genre et la sexualité prennent des virages pour que l’objet corresponde aux exigences du regard.

Quelle que soit la forme du désir que les autres ont pour lui, Carter ne peut résister, et en même temps il est aveuglé par le fin tracé du désir. Alors que ses admirateurs profitent de son corps en lui attribuant un genre ou profitent de son genre en lui attribuant une sexualité, Carter change de genre et de sexualité sans s’abonner à aucun d’entre eux.

Carter n’est ni « métrosexuel » ni « non-binaire»[1]  à dessein, il est Carter. Il évoque le sexe et non la sexualité. Avec ironie et complicité, Carter trans-genre l’intimité et chacun peut jouer avec lui. Pensez Prince. Pensez Jake Gyllenhaal prenant une pause à la Grace Jones. Imaginez Barak Obama relooké en Galliano.

Si seulement! L’idéologie impose ce que Carter refuse que les confins du désir et l’avalanche de normativité recrutent la sexualité et le genre comme des complices involontaires. Quand le genre pousse l’apparence trop loin et échoue à envoyer un message clair, on parle de   « déficits ». Le genre fait appel à la sexualité pour étayer l’évidence (un bel homme comme Carter doit être homosexuel), après quoi le genre pointe (un homme qui paraît tellement homosexuel est de toute évidence une femme). Ce raisonnement réducteur paraît tellement évident que personne ne remarque la façon dont la féminité endosse le fardeau de l’effondrement de la masculinité.

Carter se retrouve dans des situations délicates quand des gens qui le désirent demandent que son genre prenne forme. Alors Carter part en chute libre. Il se renfrogne. Il disparaît. Il panse ses plaies: des plaies ethniques, des plaies de classe sociale, toutes sortes de plaies qu’on nomme « genre » ou « sexualité » pour apaiser l’économie du désir. Dans son état de dépersonnalisation, Carter se voit comme un petit garçon noir qui esquive ses bourreaux en se cachant dans un recoin libre de son esprit[2]. Carter garde ce secteur liminal dans sa psyché où l’indicible ne peut être nommé. Il défie la cartographie. Il lance des regards noirs à travers son masque sexy. Carter a pris l'habitude de se montrer à l’hôpital où il enseigne en blouses quelconques car un matin d’hiver, alors qu’il organisait une réunion paré d’un costume Valentino brodé, l’enfer s’est déchaîné.

Carter est tellement ambigu
La psychanalyse classique s’appuie sur la biologie supposément évidente du genre pour présenter une taxinomie commode des positions psychiques, positions à partir desquelles il conviendrait d’interpréter les retombées de la bisexualité psychique et de sculpter une hétérosexualité souveraine. Avançons rapidement, et cette dévaluation de la phénoménologie du genre à un niveau plus général autorise la genrification anatomique du sexe à sculpter la sexualité socialement réduisant ce faisant la sexualité infantile à une seule de ses dimensions (Laplanche, 2011). Un inconscient programmé par un sexual infantile autonome protège l’équilibre de l’analyste dans le royaume blanc privilégié de l’ambiguïté, mais condamne le genre et l'origine ethnique à endurer les ténèbres de la non ambiguïté (Mbembe, 2017).

Quand le genre est non-binaire et l'origine ethnique métissée, il y a beaucoup à prendre en compte ce qui n’est pas confortable si vous êtes en face d’une personne que vous connaissez peu et dont la multiplicité vous déstabilise. Alors c’est sans surprise que l’ex de Carter lui demande de muscler son torse comme Roger Ramjet. Carter, c’est du bœuf, il ne se travestira pas en chorizo pour qui que ce soit.

Peut-être que le genre et la sexualité ne sont pas aussi dichotomiques que halal et haram? Peut-être qu’elles ne font pas la course à l’après-coup dans l’architecture de l’inconscient pour aboutir à un sexuel qui serait un unique Autre pour lui-même? En croisant les messages de l’Autre on voit apparaître du sens au sein d’une chaîne récursive de transformations: les énigmes du désir cherchant une place dans l’esprit ce qui requière que le désir trouve une place dans l’esprit de l’Autre qui le trouve dans une culture pour que le désir puisse se poser dans le corps et être investi en faisant sens. Dans ce flux récursif, la sexualité, le genre, et l'origine ethnique s’enrichissent les uns des autres. Mais quand le genre s’aventure trop loin dans l’espace transitionnel, quand l’ordre des choses devient glissant, la sexualité intervient pour niveler le terrain de jeu et diminuer l’ambiguïté.

Carter a tellement de chance
Carter a tellement de chance. Ses parents réfugiés l’ont nommé d’après un président américain. Pas le président déchu que Jimmy Carter est voué à incarner à perpétuité à travers le cow-boy poseur qu’il est devenu, mais l’homme à principes qui ne tolérait pas l’humiliation et construisait des habitats pour l’humanité.

Des horreurs qu’aucun enfant ne devrait endurer se produisaient dans le pays qu’ont fui les parents de Carter, et ces choses sont rarement évoquées. Carter a hérité d’un instinct de survie. Il savait quand se taire, quand courir et quand tenir sa position. Il a suffisamment vu ses parents fulminer pour devenir suspicieux vis à vis de leur foi évangéliste. Il y a eu des incidents. Obligé à confesser ses péchés, l’adolescent Carter donna un coup de poing au prêtre. Il devint violent mais se ressaisit et l’incident fut vite oublié. Carter gagne des bourses d’étude. Il voyage. Il s’investit dans la famille, les amis, les partenaires amoureux. Il vit une vie mordorée: lucide, sensible aux autres, plein d’allant et insouciant.

Carter est tellement menaçant
Carter est tellement menaçant que ses yeux deviennent noirs. Des pupilles géantes remplissent ses orbites blêmes. Sa peau tourne au gris-bleu maladif. Il s’écroule sur mon divan et je me surprends à aspirer au retour de sa vitalité. Je peux encore retracer la beauté de sa mâchoire malgré la hargne.

D’abord est intervenue la rupture avec la femme qui a nommé son « déficit de genre »; puis, plus tard, l’incident du costume. Carter est furieux qu’on lui ordonne d’être non-ambigu. « Sois un homme », on lui dit - ce qui menace moins le genre de Carter que son habilité à jouer. Carter aiguise sa langue en silence. « Vas-y, amène-toi! » ordonne-t-il dans une voix que lui seul entend. Il est prêt à bondir, prêt à frapper. « Ne faites pas ça », dis-je en chuchotant dans le silence. « Je vais me gêner !! » me dit-il sans parler. Je fais un signe de tête. J’enregistre. Je tiens la place que ses parents ont fuie il y a longtemps, entre tuer et être tué, que Carter habite dorénavant.

Carter est tellement plein d’entrain
Carter est tellement plein d’entrain dans la cabine d’essayage. Les vendeurs l’adorent. Une jupe pour homme à Comme Des Garçons: bien sûr ! Carter ne peut se l’offrir mais les vendeurs s’arrangent car habiller Carter devant un miroir à trois faces, c’est comme jouer au basket avec Jésus en djellaba.

Carter est dans un bar à Istanbul. Un bar clandestin où les gens comme les parents de Carter dansaient toute la nuit autrefois pendant que les tanks patrouillaient dans la rue toute proche. Carter porte sa trouvaille du shopping du jour: un blazer à paillettes avec un revers si bien fait, si sensuel, que même Liberace se retiendrait car c’est tellement efféminé qu’il faut être un vrai mec pour l’enlever. Carter ne peut croire sa chance: un petit garçon métis du ghetto dans un tableau vivant tel Le musée de l’innocence de Pamuk.

Le couronnement de Trump a lieu à des milliers de kilomètres et Carter se sent chanceux de ne pas y être pour assister à cette horreur. Ses amis se retirent vers une table dans un coin, mais Carter veut danser. Il danse à côté du bar quand un homme tire sa manche. Carter tourne sur lui-même. Waouh! Il n’avait pas réalisé qu’il avait beaucoup bu. Juste à côté de lui se tient un homme américain blanc maladroitement assis à une table de cocktail bancale avec sa femme blême. « Vous êtes un de ces pédés de San Francisco, n’est-ce pas ? » se moque le maladroit de l’Iowa. « Quoi? » demande Carter en se disant « qu’est-ce qu'il me veut? », quand l’homme se lève et aboie « Non mais vous pouvez pas être juste normaux, vous autres? »

Carter ne sait pas ce qui l'envahit. Ses yeux deviennent noirs. Il riposte: « de la part de la Mission! » Il attrape le Républicain par l’arrière de la tête et écrase son visage gras sur le bar. Carter perd l’équilibre et quand il le retrouve, il gît sanguinolent sur le trottoir.

Ses amis le trouvent. La solution: plus de arak! En titubant, ils cherchent un bar miteux tristement célèbre. Alors qu’ils approchent, une limousine s’arrête en crissant. Une flottille de gardes du corps en sort, suivie d’un homme massif qui semble être un narco-terroriste colombien et d’une femme haut perchée sur des Louboutins rouges. Les gardes du corps font signe à Carter et ses amis de reculer, mais le narco fait un signe de tête, et la bande de Carter est embarquée dans le club avec le cartel. C’est alors que Carter remarque que l’imposant narco porte un smoking moulant en satin rose de chez Dolce et Gabbana. « Magnifique! » s’exclame Carter le pouce en l’air. « Joli, il faut que j’essaye ces paillettes » lui répond le narco alors que les deux hommes se dirigent droit vers la piste de danse en échangeant leurs vestes. La petite amie fusille Carter du regard: « C’est mon mec! » insiste-t-elle, « et tu peux toujours rêver de me piquer mes Louboutins! »   « Bah! » s’exclame Carter et ils rigolent jusqu'au bout de la nuit.

Mais les trois jours suivants, Carter peut à peine bouger. L’Américain a gagné. Carter souffre d’une agression interne dont aucun métis ensanglanté, traitre du genre, ne peut se remettre facilement. Il rentre chez lui. Il brûle. Il fulmine sur mon divan en faisant lentement pénétrer la cendre dans ses plaies. Je suis ici pour m’assurer que les braises s’éteignent.

Carter est tellement vivant
Je vais vous dire quelque chose dont je ne suis pas sûr: quelque chose que Carter m’a à peine dit, jamais de façon explicite, jamais prononcé, seulement vaguement évoqué. Je ne suis pas sûr de devoir me lancer même si cela me paraît évident. Je le S-sais avec le silence de la première lettre d’un P-peut-être. J’hésite à spéculer ou pire, à interpréter, à manifester un privilège de Blanc en revêtant l’histoire de Carter d’un manteau qui le rendrait non-ambigu, soumis à une demande due à mon interprétation. Je pourrais ne rien dire et être un simple témoin ou revendiquer mon fantasme d’une formulation de rêve qui organise des morceaux pêle-mêle en ensembles symboliques, mais ma stratégie n’a jamais été de reculer devant la Vérité là où le trauma impose son emprise. Alors je me lance.

La famille de Carter, la famille du père de Carter, c’est-à-dire tous sauf le père tremblant de Carter, ont été alignés et abattus l’un après l’autre par un narco-terroriste.

Je nomme ce trauma parce que c’est ce que nous autres, qui écoutons avec une attention en égal suspens essayons de ne pas faire mais que nous faisons de toute façon par défaut pour se questionner l’évidence. J’essaye de ne pas anticiper ce qui a été primaire ou secondaire. Je ne suis pas cartographe après tout; je ne tiens pas à donner une inflexion au genre, à la sexualité ou à l'origine ethnique de Carter à partir d’une histoire de trauma qui aurait bousillé un développement. Je veux rester ambigu avec ce que mon identité de Blanc me laisse entrevoir.

C’est un paradoxe, car il est évident pour moi que l’interpellation rend explicite tout ce qui est trop complexe pour être supporté par l’Autre à l’intérieur de Soi. Et de cela je suis sûr: Carter est un homme qui ne deviendra pas viril en désespoir de cause, un homme qui ne se laissera pas définir même s’il y a un massacre et un homme tremblant acculé face à un mur blanc et une mare rouge de sang. Peut-être y aura-t-il des mots, peut-être pas. Peut-être y aura-t-il une naissance présidentielle. Peut-être y aura-t-il un narco-terroriste imposant qui, au bout de la nuit sur une piste de danse étrangère, enlève une veste à paillettes, la jette sur le sol et siffle à son jumeau déviant: « J’en ai assez de toi, pédale. Va-t’en maintenant. »

Références
Dimen, M. (1984). Politically correct? Politically incorrect? Dans Pleasure and Danger: Exploring Female Sexuality. Ed. C. Vance. London: Pandora Press, pp. 138-148.
Harris, A. (2019). (IPA panel introduction)
Laplanche, J. (2011). Gender, sex, and the sexual. Dans Freud and the Sexual: Essays 2000–2006. Ed. J. Fletcher. New York, NY: International Psychoanalytic Books, pp. 159– 180. 
Mbembe, A. (2017). Critique of Black Reason. Trans. L. Dubois. Durham, North Carolina: Duke University Press.

[1]Non-binaire : sujet dont l'identité de genre ne s'inscrit pas dans la norme binaire. (NDT)
[2]Petit, est un personnage du film Moonlight de 2016 : c'est un enfant, interprété par Alex Hibbert.
 
Traduction: Nelly Gaillard-Janin
 

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