La mort du « Main » : Terreur, fragilité narcissique et effondrement psychosomatique

Dr. Ricardo Jarast Kaplan
 

En lien avec « <L’Eternaute » d’Oesterheld, l’auteur évoque une « glande de terreur » réprimant toute révolte, rendant le problème universel et signalant les évasions psychosomatiques.

0
Comments
4454
Read

Winnicott disait que la majorité de ses idées lui venaient de ce qu’il avait pensé ou vécu dans le travail clinique avec ses patients. De nombreux patients passent leur vie à se demander si, pour eux, le suicide serait une solution, c’est-à-dire confier leur corps à la mort, laquelle est déjà advenue psychiquement. Ainsi, le suicide serait un geste désespéré. « Seulement maintenant je comprends les paroles que m’avait adressées une patiente schizophrène, qui s’est suicidée, lorsqu’elle m’avait dit : « tout ce que je vous demande, c’est que vous m’aidiez à me suicider pour la bonne raison et non pour une mauvaise ». Je n’y suis pas parvenu et, essayant de trouver une solution, elle s’est tuée, en plein désespoir. Winnicott réfléchissait avec douleur et a écrit que j’aurais dû pouvoir lui formuler que cette patiente avait déjà connu la mort dans sa petite enfance. Ainsi elle aurait pu atteindre l’âge de la vieillesse.

Pour Winnicott, la crainte de l’effondrement est la crainte d’un effondrement qui a déjà eu lieu. La peur des agonies primitives oblige le sujet à déployer une organisation défensive. Cette agonie primitive ne peut devenir une angoisse qui appartiendrait au passé que si le moi du patient est capable d’intégrer cette angoisse à l’expérience qu’il est en train de vivre. Si le patient parvient à accepter ce paradoxe, s’ouvre alors le chemin qui lui permettra de vivre sa douleur profonde dans le transfert. Winnicott décrit différentes agonies primitives : retour à un stade de non-intégration, chutes sans fin, perte du sentiment de la réalité, incapacité d’être en lien avec les objets, perte de la relation psychosomatique.

L'Eternaute et la mort du « Main »[1] :
En 2007, la Bibliothèque nationale de Buenos Aires a commémoré les trente ans de la séquestration tragique et de la disparition de Héctor Germán Oesterheld et de ses filles pendant la dictature de Videla et a rendu un hommage aux cinquante ans de la naissance de son oeuvre majeure, L’Eternaute, une des plus importantes bandes dessinées argentines à renommée internationale. Oesterheld donne vie, grâce à un scénario impeccable, à un groupe d’habitants de Buenos Aires qui subit une invasion d’extraterrestres qui cherchent à les détruire.

« …Robinson Crusoe m’a toujours fasciné »  – conte Oesterheld. « On me l’a offert quand j’étais enfant, j’ai dû le lire plus de vingt fois. L’Eternaute, au départ, a été ma version de Robinson. La solitude de l’homme encerclé, prisonnier, non par la mer, mais par la mort. Ce n’était pas non plus l’homme solitaire de Robinson, mais l’homme entouré de sa famille, de ses amis. Publié dans un journal hebdomadaire, L’Eternaute s’est construit progressivement, de semaine en semaine, bien sûr se dégageait une idée générale, néanmoins toujours modifiée par la réalité concrète de chaque parution. Me sont apparues des situations et des personnages auxquels je n’avais même pas rêvé au départ, tels que le main et sa mort. »

L’Eternaute est construit comme une histoire circulaire. Le cercle apparaît dans un chalet de Vicente López (banlieue de Buenos Aires). Là-bas, durant une nuit paisible, des amis jouent aux cartes, au « truco » [2]: Juan Salvo, propriétaire d’une petite usine de produits électriques, Favalli, physicien et professeur d’université, Polsky, retraité et Lucas, employé de banque. Elena, épouse de Salvo et Martita, leur fille sont avec eux. Tandis que la partie de cartes se passe tranquillement, dehors, de façon inattendue, il se met à neiger, événement très insolite à Buenos Aires. Mais plus encore, cette chute de neige est mortelle : les flocons en tombant provoquent une mort instantanée. Lorsque les joueurs s’en aperçoivent, il y a déjà de nombreuses victimes.

Favalli, archétype de l’acuité intellectuelle, trouve la façon de sortir : il dessine et fabrique un vêtement isolant à partir de matériaux qu’il trouve dans la maison de Salvo. Et c’est Salvo, L’Eternaute, le premier à revêtir la combinaison et à explorer le paysage humain dévasté. Progressivement, Salvo et ses amis découvrent que la neige assassine se double d’une invasion extraterrestre. Les envahisseurs sont les
« Eux », ils manquent d’attributs tangibles, parce qu’ils ne se font jamais voir. La visibilité se manifeste chez leurs subordonnés : les  
« Cascadeurs », les « Hommes robots », les « Gurbes » et les « Mains ». Les « Mains » commandent les trois autres groupes. Au moyen d’un organe présentant de nombreuses touches, ces dernières émettent des ondes qui transmettent des ordres que doivent suivre les autres instruments de l’invasion.

Lors d’une difficile traversée nocturne, Juan Salvo se retrouve avec d’autres survivants : l’ouvrier Franco et un groupe de soldats. Civils et militaires se mettent d’accord pour rejeter les envahisseurs. Le chemin solitaire de Salvo se transforme en une action solidaire et collective. L’idée d’Oesterheld est de transcender le Robinson orignal de Defoe en un héroïsme groupal.

Le héros collectif se bat avenue General Paz (l’autoroute M-30 de Buenos Aires) contre les « Scarabées ».  La bataille  continue au stade Monumental de River Plate.

L’aventure se poursuit, Salvo et Franco trouvent un pavillon qui émet une forte luminosité à l’intérieur duquel un « Main » dirige les forces envahissantes. Salvo et Franco sont capturés et une succession d’événements les transforment en ravisseurs du « Main ». De cette manière, ils apprennent que les « Mains » ont été envahis et conquis par les « Eux » sur leur planète d’origine. Le « Main », lorsqu’il désobéit, ressent une peur qui active sa glande de terreur, libérant ainsi une substance qui va lui contaminer le sang et entraîner sa mort. Avant de mourir, le « Main » révèle à Salvo et à Franco les intentions des envahisseurs : conquérir les humains pour les réduire ensuite en esclaves.

Favalli, ayant été informé de cette « glande de terreur », rencontre un « Main » dans le tunnel du métro. Il le défie, lui pointe sa faiblesse, son secret. Dans les illustrations, le lecteur voit le visage et le corps du « Main » changer de façon impressionnante. Le visage de pierre, narcissique, tout-puissant, dominateur se transforme pour laisser place à la panique, la perte de contrôle, et l’effondrement. Sa carapace fanatique de sécurité se désagrège, sa peau tombe, il entonne alors une berceuse d’adieu.

Freud, Arendt Agamben et Browning
Est-ce que les psychanalystes peuvent communiquer avec les témoins de situations d’horreur et contenir l’effondrement ?

Dans Malaise dans la culture (1930), Freud écrit :

« …Si fort que soit l’effroi qui nous fait reculer devant certaines situations, celles du galérien de l’Antiquité, du paysan de la guerre de Trente Ans, de la victime de la Sainte Inquisition, du juif qui s’attend au progrom, il nous est malgré tout impossible de nous mettre par empathie à la place de ces personnes, de deviner les modifications qu’ont entraînées l’état originel de stupeur hébétée, l’hébétude progressive, la cessation des espérances, les modes plus ou moins grossiers ou plus ou moins raffinés de narcotisation en ce qui concerne la réceptivité aux sensations de plaisir et de déplaisir. » [3]

Si l’on suit Freud, il existe des situations limites, comme celles des camps de concentration, où l’Einfühlung (empathie) est impossible, c’est-à-dire entrer en contact avec ce que quelqu’un a enduré pour pouvoir partager, par l’imagination, cette expérience avec lui. Comme ont pu en témoigner de nombreux survivants, cet impossible, obstacle à la transmission de l’expérience désigne précisément ce qui s’effondre dans notre monde: une expérience commune entre les autres hommes.

Pouvons-nous nous poser quelques questions au sujet de l’effondrement de l’expérience commune ?
1. L’effondrement de l’expérience commune dans les camps de concentration, à quel type de représentation appartient-il ?
2. De quoi est faite cette représentation pour celui qui supporte cette épreuve, qui tente de la penser, de l’écrire en guise de témoignage ?
3. Faut-il accepter de nommer ce qui résulte de l’effondrement de l’expérience commune, « l’inhumain » ou «le non-humain », ou « le a-humain », selon les différentes nomenclatures théorisées à partir de Hannah Arendt et qui cherchent à signifier ainsi la radicalité d’une condition dans laquelle il y a rupture avec la catégorie de l’humain ? (Benslama)

Selon certaines théories, ce qui s’est passé dans les camps de concentration représente la forclusion de l’humain dans l’homme. L’auteur qui a le plus réfléchi à ce sujet est Giorgio Agamben dans son essai intitulé Ce qui reste d’Auschwitz. Pour qu’une telle forclusion soit possible, l’identité humaine d’un individu devrait se loger dans cet individu comme s’il était un lieu et qu’il soit possible de déloger cette identité de ce lieu et de la jeter au dehors. Cependant, lorsqu’on dit qu’un homme est un homme, intervient le terme « est ». Ce qui échappe à la localisation, c’est une inscription, c’est contre quoi la cruauté la plus extrême s’acharne. Pour les nazis, l’idée que la Shoah signifiait « la solution finale du problème juif » reposait sur une théorie selon laquelle les juifs, à la différence des autres races, ne possédant pas de type déterminé, étaient capables de se fondre au sein d’autres peuples. Il fallait donc « les fixer » dans un corps-type pour pouvoir les capturer. La folie nazie de l’extermination provient de la précipitation dans le réel d’une réduction imaginaire, dans le but de concrétiser « le juif » selon une image qui se trouve être le négatif de l’homme nazi par excellence. Le témoin a été exposé au danger de l’extermination, il a survécu et il s’expose à l’émotion provoquée par le fait de témoigner. Préserver sa vie psychique peut obliger à réprimer, déplacer ou transformer ses affects. Dans l’effort même de transmission, le témoignage est traumatique, non seulement à cause de la difficulté de comprendre pour celui qui écoute à partir de l’autre, mais aussi pour le survivant, qui en témoignant, reçoit en forme inversée l’affect de sa communication et perçoit la démesure de ce qui lui est arrivé.

Comment l’homme devient l’ennemi de l’homme ? Comment peut-il,  après des millénaires de progrès civilisateur, faire de son extermination l’idéal suprême?

L’historien Christopher Browning, dans Des hommes ordinaires, recherche sur le 101e bataillon du Troisième Reich menée à partir de centaines d’heures d’entretiens auprès de sujets ordinaires ayant commis des crimes monstrueux, montre que le trait commun qui est ressorti est le désir d’être comme les autres, de faire partie du groupe auquel on appartient. Incapacité de dire non par peur de rester seul. Dire non à la pression qu’exerce le groupe est ce que nous ressentons quand Hannah Arendt nous conduit vers la thèse de la « banalité du mal » (Eichmann à Jérusalem), au sens où l’homme monstrueux n’est pas, à la base, une personne mauvaise, mais un simple bureaucrate gris, manipulé et séduit par les avantages que lui procure sa position de maître.

Quand le psychanalyste reçoit un sujet marqué par ces expériences extrêmes, il se demande comment il va l’accompagner. En s’approchant de l’humanité du patient, le psychanalyste va chercher à se reconnecter à la temporalité psychique du patient et à se réapproprier en son for intérieur ce qui permet de faire la différence entre le présent et le passé. Il fera en sorte que le patient ne reste pas totalement enkysté dans le trauma dont les significations saturent tous les secteurs de sa vie psychique.

Si nous envisageons la seconde rencontre de Favalli avec un « Main » comme métaphore, nous pouvons construire un modèle de « Main » qui serait un enfant envahi précocement par des angoisses catastrophiques et qui, confronté à la négligence maternelle, se serait construit une carapace rigide pour cacher le secret de sa fragilité et qui, lorsque, dans une situation de crise, il reproduit le vide dévastateur, ne supporte pas une proximité humanisante. Il serait question, alors, sur le plan clinique de construire une technique d’approche, permettant de reprendre l’histoire du patient pour l’aider à habiter à nouveau son propre vécu personnel en construisant des ponts transférentiels et contre-transférentiels plus sécures. (M.Viñar).

2018

« Nous devons effrayer la population pour tranquilliser les marchés », dit un cadre dans une illustration du dessinateur espagnol El Roto. Comme le signale le journaliste Joaquín Estefanía, nous vivons un moment historique où on nous impose L’économie de la peur. L’intellectuel tchèque Ivan Klima a écrit : « A la différence de tous les précédents usurpateurs du pouvoir, ces structures de pouvoir n’ont ni visage, ni identité. Ils se montrent invulnérables aux coups et aux mots. Leur pouvoir est peut-être moins ostentatoire, moins ouvertement déclaré, mais il est omniprésent et ne cesse de croître. » 

References
Cet article se réfère à un travail de l’auteur (Ricardo Jarast) publié dans le numéro 61 de la revue de psychanalyse de l’APM (Madrid) en 2010 et à son livre Tiempos Difíciles, El siglo XXI y la responsabilidad del psicoanalista, Ed. Biebel, Buenos Aires, 2013
 
[1] Ndt : référence à L’Eternaute,  le Main est un personnage extra-terrestre dans la bande dessinée de Hector  Oestherheld, traduite par Elsy Gomez, Vertige Graphic, Paris, 2008.
[2] Ndt : Jeu de cartes national d’Argentine qui se joue avec des « cartes espagnoles », plus ou moins semblables aux cartes de poker, et qui repose tout comme lui sur le mensonge et le bluff.
[3] Freud, S. OCFXVIII,  “Malaise dans la culture”, Paris, PUF (1994), p.276

Traduit par Chantal Duchêne-González, Paris
    
Image: "El Eternauta" dibujo de Francisco Solano López.