[Posté d’abord en anglais le 18 mars 2020 sur le blog « Wild Thoughts » de la Free Association (Portugal)].
Nous sommes passés de l’analyse en cabinet à l’analyse à distance : les analysants ne viennent plus au cabinet de consultation et ne s’allongent plus sur le divan durant la séance, au moins pour l’instant. Ils nous parlent de loin et, sans doute, dans des positions diverses (allongés, assis ou même debout) depuis des endroits qui nous sont peut-être familiers, dans la mesure où ils ont pu les évoquer précédemment en séance, lorsque nous les écoutions, de notre fauteuil dans notre cabinet, comme d’habitude. Maintenant, sur ordre du gouvernement et avec l’encouragement de nos sociétés psychanalytiques, les protagonistes constituant la paire freudienne (C. Bollas) sont confinés, chacun dans un lieu distinct.
Une psychanalyse dans laquelle l’analysant et l’analyste ne sont plus dans la même pièce et qui se déroule par téléphone, Skype ou autre dispositif ou application, est
atopique au sens grec du terme : elle est « sans lieu », « sans site ». Ou peut-être serait-il plus juste de dire qu’elle est
polytopique : car non pas dans un seul mais dans de multiples sites. Tandis qu’elle n’est pas souvent pratiquée de cette façon – loin s’en faut, de nombreux analystes ayant jusqu’à présent refusé et même résolument écarté ce dispositif sans corps, désincarné car tombé hors des paramètres du cadre ordinaire –, aux temps de la crise sanitaire actuelle, elle est, en effet, utilisée en tant que telle. Il s’agit là d’une épreuve de réalité. A l’heure actuelle, la psychanalyse dématérialisée est pratiquée de manière
prophylactique : la modification du dispositif cherche à empêcher de contracter ou de propager maladie ou infection. La pratique clinique est devenue « un dispositif de sécurité » et si, ironiquement, nous entendions le mot au sens littéral, nous serions alors des « veilleurs ».
« C’est en fait une guérison par l’amour », écrit Freud à Jung en 1906, en parlant du transfert (Freud, 1975). Freud et des analystes postérieurs ont considéré les mouvements de transfert positif parallèlement aux mouvements négatifs et les prennent en compte encore lorsqu’ils émergent chez l’analyste. Que la psychanalyse soit, au fond, une cure par l’amour – cet amour singulier vécu à travers la relation suscitée par le transfert du patient et le contre-transfert du psychanalyste – c’est toujours le cas aux temps de la Covid-19.
En quoi le tournant vers la psychanalyse prophylactique, cette forme particulière de l’analyse à distance, à un moment où une maladie infectieuse menace l’individu et s’impose au lien social, modifie-t-il la pratique analytique ? Quelles aires de la réalité psychique, à la fois chez l’analysant et l’analyste, sont ainsi touchées ?
Un patient me parle au téléphone. Il m’entend tousser et me le fait remarquer. Bien que je sois surpris – je ne me souviens pas d’avoir toussé –, je n’interviens pas immédiatement. Mon silence le pousse à dire : « Vous me cachez quelque chose ! Vous êtes malade ! ». Il pense que je suis atteint par l’infection du coronavirus. Je le rassure et affirme qu’en fait je vais bien mais il persiste à dire que j’ai toussé et ajoute que ma voix a changé, qu’elle est éraillée parce que j’ai mal à la gorge. Signes certains d’une maladie potentiellement mortelle, insiste-t-il.
Ce patient, cadre dans une banque, en analyse depuis plusieurs années, a traversé des périodes d’hallucinations négatives, par exemple lorsqu’il ne voyait pas son image en passant devant un miroir. Sur le divan, il avait eu, une fois, une hallucination négative me supprimant de la scène. J’avais entièrement disparu, il se retrouvait absolument seul. Un tel phénomène peut s’expliquer, ainsi que l’a abordé Green, par sa mère se détournant de lui affectivement, quand il était très jeune. Dans le cas de mon patient, de même que dans l’hallucination négative décrite par Green comme partie prenante du syndrome de la mère morte (1983), l’hallucination auditive est un effet de l’absence. Dès lors que nous avons débuté nos séances au téléphone, l’angoisse de ce patient s’est considérablement accrue. Où se trouvait le corps de son analyste ? L’hallucination positive (auditive) venait remplir un vide. Mais avec quoi le patient associait-il le silence de l’analyste ?
Avant ce changement de dispositif, et pendant une longue période, il se trouvait, de temps en temps, accablé par mon silence, comme en deuil d’une terrible perte. Par moment, il associait ce silence à celui que ses parents exprimaient à son égard, de façon répétée, lorsqu’il était enfant. Qu’avait-il donc fait pour mériter une telle défection d’amour ? Ses parents ne donnaient aucune indication quant à un éventuel méfait, et son auto-examen solitaire ne lui offrait aucun indice. En analyse, il ne pouvait pas non plus dire ce qui avait pu arriver et cette incertitude était la source d’une confusion déconcertante et d’une angoisse récurrente. Dans ces moments-là, il parvenait à peine à parler et ce qu’il arrivait à articuler semblait n’avoir que peu de sens.
Cependant, lors de notre première séance téléphonique, il a réussi à trouver les mots pour exprimer ce qu’il ressentait, m’accusant de le traiter comme l’avaient fait ses parents quand il était enfant. Il pensait que je le punissais, par mon silence, pour quelque chose de mal qu’il aurait fait, mais n’avait aucune idée de ce qu’aurait pu être ce méfait. Je me suis demandé si être passé à l’analyse à distance n’avait pas été imprudent, si ce n’avait pas été trop difficile pour mon patient de le supporter. Même si on m’avait indiqué de faire ainsi, avais-je mal agi ? Réfléchir au contre-transfert m’a conduit à penser que mon patient projetait son désarroi et son sentiment de culpabilité sur moi. Je ressentais, ce qu’il ressentait.
Le jour suivant, presque au début de la séance, ce patient expliqua que son angoisse avait diminué. De fait sa voix exprimait un certain calme. Je fus soulagé de l’entendre ainsi me dire son ressenti. Il a décrit son environnement sous confinement. A peine si quelqu’un apparaissait. C’était calme, à part quelques habitants faisant leurs courses – « achats de panique » - ou faisant la queue - « en respectant la distance requise entre chacun », devant la boulangerie. Son angoisse alternait les hauts et les bas, entre manifestations aigües et baisse de l’anxiété en respectant les consignes partagées. Mais le silence n’avait plus le même caractère « oppressant, assourdissant » ressenti la veille. Il y avait un peu de mouvement, un peu de vie. Il lui vint à l’esprit que lorsqu’il évoquait ce qu’il voyait par sa fenêtre, il se décrivait en quelque sorte lui-même et ce qui se passait dans sa vie psychique.
En l’écoutant, je me demandais s’il se rappelait à quel point il avait été convaincu que j’avais contracté la maladie de la Covid-19 mais jusqu’à maintenant, du moins, il n’en a fait aucune allusion.
Références
Freud, S. (1906). Lettre du 6 décembre 1906.
Sigmund Freud et C.G. Jung, Correspondance, tome 1,1906-1909, Paris: Gallimard, 1975, p. 52.
Green, A. (1983). La mère morte (1980), dans
Narcissisme de vie,
Narcissisme de mort, Paris: Les Editions de Minuit, (1988), pp. 222-253.
Traduit de l’anglais par Hélène Rismondo
https://www.freeassociation.pt/post/psychoanalysis-in-the-time-of-covid-19