Les arbres
Selon les estimations des scientifiques, trois milliards d'arbres environ recouvrent aujourd'hui la surface de la terre. Ceux-ci ne sont bien évidemment pas également répartis – il y a plus d'arbres dans les forêts pluvieuses que dans les zones désertiques. Mais si ce chiffre est exact, cela veut dire que pour chaque arbre, on compte en moyenne 2,3 individus. Ce ratio était différent il y a de cela vingt ans, lorsque le nombre d'arbres dépassait celui des individus. Aujourd'hui comme demain, selon toute probabilité, l'espèce humaine l'emporte et l'emportera sur la nature. Plus d'êtres humains et moins d'arbres. Voilà pourquoi j'ai le cœur lourd et je suis accablé de tristesse chaque fois qu'un arbre est abattu et disparaît de la surface de notre planète.
J'ai pu observer cette violence faite aux arbres partout où je suis allé, que ce soit dans les forêts amazoniennes, le long de nos autoroutes en Amérique, comme dans mon propre quartier. Un très bel hêtre centenaire, mesurant 23 mètres de haut, situé à un pâté de maisons de chez moi, continuait de pousser toujours plus haut, ses branches tendues vers le ciel. Mais se trouvant soudainement faire obstacle au progrès, car on devait construire une nouvelle maison pour une famille qui allait vraisemblablement emménager dans le quartier, il fut découpé en petits morceaux réduits en sciure et emporté. Cet arbre, qui avait existé sur notre planète depuis bien plus longtemps que cette famille, ce quartier, notre propre communauté, n'est maintenant plus là ; il sera vite oublié, ne respirera plus, n'extraira plus de CO2 de l'atmosphère, n'offrira plus ni ombre ni abri et ne nourrira plus d'autres espèces. Plus jamais.
Il m'est plus facile de comprendre la violence qui s'exerce à l'encontre de notre propre espèce, la violence que certains êtres humains infligent à d'autres êtres humains, que de comprendre cette violence à l'encontre d'une autre espèce. Quelle est la cause de cette violence que nous infligeons aux arbres ? Est-ce notre arrogance en tant qu'espèce, notre dédain pour le reste du monde naturel, notre myopie face au futur ou encore notre ignorance de l'environnement qui nous entoure ? Il s'agit probablement de toutes ces choses à la fois, mais ces forces extérieures sont sous-tendues par les conflits internes qui nous agitent entre ce que nous sommes en mesure de contrôler et ce qui nous échappe. Et c'est précisément la réalisation de ce que certaines choses échappent à notre contrôle qui nous amène à exercer une telle violence à l'encontre des choses que nous pensons pouvoir contrôler. Tandis que l'atmosphère se réchauffe, le niveau de la mer augmente et les conditions météorologiques deviennent plus extrêmes, nous réalisons l'étendue de notre impuissance à contrôler la nature, même si nous avons le pouvoir de détruire ses arbres. Combien de temps faudra-t-il encore avant que nous apprenions à nous méfier de notre violence ?
La terre
La violence se répand à travers le globe en un torrent d'attaques épisodiques contre les festivals, les marchés, les boîtes de nuit et même les hôpitaux, laissant dans son sillage une menace qui infiltre et sape notre confiance en la raison et la sécurité du monde qui nous entoure. Ses effets sont évidents à en juger par la crise des réfugiés et l'accroissement des tensions xénophobes qui s'en est suivi. Tout cela, combiné à une basse obstinée nourrie par les discours incendiaires et maniaques de Donald Trump, les pools et les débordements de violence, crée une mer agitée sans endiguement.
En même temps, la crise qui sévit dans notre monde naturel correspond à une attaque quotidienne. La violence insidieuse et perpétuelle, sauvage et incontestée, envers la terre, conduira à notre disparition si on ne l'endigue pas. Et cependant, nous dénions sa présence, nous ne parvenons pas vraiment à saisir son ampleur. L'article d'Hanna Segal (1991) au sujet de la prolifération nucléaire, « Le véritable crime, c'est le silence », est éloquent quant à nos difficultés de faire face à la crise qui frappe le monde naturel.
C'est dans ce contexte et avec une conscience accrue de quelque chose qui s'apparenterait à un état de malaise psychique et physique, que je suis partie faire une randonnée en Norvège. J'ai gravi une pente longée par un escalier en pierre dont les marches ont été creusées à même la montagne, formant ainsi un chemin à proximité d'une cascade entre deux collines ondoyantes. A quelque distance de là, un vaste panorama de montagnes et d'arbres ridiculement verdoyants, de rivières et de ruisselets, et de neige qu'on aperçoit dans le lointain, bien qu'on soit au milieu de l'été.
Tandis que je marche, j'éprouve le sentiment palpable d'être portée par la terre. La terre s'impose maintenant, suprême dans son affirmation de soi ; elle offre ce chemin, de même qu'elle rétablit la réalité du temps et du sol, et ceci, heureusement, me procure un contenant. Je pense à la mère nature et tout ce que cela implique. La fonction de contenant, lorsqu'elle s'avère possible, est un don maternel primordial.
Puis, je pense à la question posée par John Kress : pourquoi donc faisons-nous violence à la terre ? Dans son livre,
The Invention of nature, Andrea Wulf décrit les recherches menées par Alexander Von Humboldt en Amérique du sud et son étude sur le lien intime entre toutes les formes de vie au sein de la nature, ce qu'il appelait la « toile de la vie ». Tout comme Kress, mais deux siècles plus tôt, Humboldt est affligé et outré de voir qu'on abat les arbres – il déplore les dommages causés à la terre par la déforestation et le désir qui pousse les hommes à dominer la terre plutôt qu'à vivre en bonne entente avec elle.
La terre représente notre monde interne, la terre comprend le temps ainsi que la reconnaissance de la perte et de la mortalité. Peut-être est-ce la haine et la crainte envers tout cela qui nourrit le désir de dominer, de contrôler, d'apprivoiser – la terre – de rejeter et de dénier notre place dans la « toile de la vie », dont la reconnaissance requiert l'acceptation des limites et de la mortalité, ainsi que la reconnaissance de la dépendance – à la terre (mère nature) et, plus en amont, la sphère maternelle.
La terre peut être un bon objet – comme elle l'a été pour moi lors de ma randonnée. Mais, si le chemin emprunté par la régression s'éloigne de la sollicitude envers l'objet, alors il conduit au retour à un état d'indifférence aux autres, plus paranoïde et auto-protecteur, ainsi qu'à la prolifération de la destructivité.
La fenêtre
L'une des fenêtres de mon bureau donne sur une zone boisée parcourue par un ruisseau. Lorsque ma fenêtre est ouverte, le doux murmure du ruisseau, le vent dans les arbres, le chant des oiseaux, les éclaboussures de lumière, tout cela fait partie du cadre analytique. Chaque patient(e) trouve sa propre façon d'accueillir ou d'écarter l'expérience du monde naturel qui forme cette toile de fond.
Lors de notre première rencontre, G, une étudiante d'une vingtaine d'années, se présenta comme un robot : un instrument à ajuster et diriger. G me traitait comme un automate, une machine qui devait lui permettre de composer avec ou de se débarrasser de ses aspects défectueux. Elle connaissait la terminologie des sentiments, mais elle n'en avait pas le savoir d'expérience. Lorsque G évoquait des « sentiments », ceux-ci ne correspondaient guère à des sensations intangibles ou a une expérience incarnée ; ils n'étaient que des objets lourds et métalliques à déplacer. J'avais souvent l'impression en retour de n'être qu'un simple objet pratique. Il me fallut m'appliquer pour arrondir les angles et retrouver une attitude basée sur une empathie plus humaine.
G faisait preuve d'incompréhension ou de condescendance lorsque j'essayais de comprendre ce qu'elle me disait plutôt que de donner une réponse factuelle aux questions directes qu'elle me posait. Je remarquais de temps à autre comme un petit rayon de chaleur, en réponse à quelque chose que je lui avais dit et qui indiquait que je pouvais comprendre sa prudence à me montrer un aspect d'elle-même qui était plus vivant, en raison du risque que cela comportait.
Un jour, G arriva l'air abattu. Puis, ayant remarqué qu'il y avait une orchidée dans mon bureau, elle fit quelque commentaire au sujet de la vivacité de sa couleur. De manière inattendue, elle continua de promener son regard sur le cadre environnant et y découvrit d'autres plantes. Elle dit qu'elle supposait que je veillais attentivement au genre d'environnement qui était bénéfique à mes patients et à la façon dont cela pouvait les affecter. Elle donna à entendre que c'était une situation délicate. Alors qu'elle jetait un coup d'œil par la fenêtre, elle aperçut un chardonneret posé sur la rambarde du balcon. Elle me dit qu'elle adorait les oiseaux. Puis, elle me confia qu'elle avait un hamster, mais elle s'inquiétait toujours à l'idée qu'elle ne faisait pas suffisamment attention à lui – qu'elle le négligeait. Le hamster avait une roue pour courir, mais G ne lui offrait rien de particulièrement intéressant qui eût pu le stimuler. Pire encore, elle craignait d'oublier de lui donner à manger et qu'il ne meure.
Avant cette séance, j'avais eu l'impression que la perception de la vie lui était totalement étrangère, sauf occasionnellement, qu'il s'agisse de ma vie, de celle qui emplissait mon bureau ou encore de la sienne. Ce jour-là, cependant, elle avait non seulement pris conscience de l'altérité, mais elle avait également été capable de l'assimiler, sous la forme de l'attention que je portais à mes « patients » ; même si elle ne rattachait pas encore spécifiquement cette attention à elle-même, néanmoins l'idée d'une mère qui n'oublie pas de donner à manger ni de faire attention existait bel et bien. G poursuivit en faisant remarquer sur un ton plus formel qu'elle avait entendu dire que « se promener dans des espaces verts pouvait atténuer la dépression ». Elle se sentait mieux quand elle était dehors et était très inquiète à l'idée d'être obligée de vivre dans un espace confiné et sombre lorsqu'elle imaginait l'appartement qu'elle occuperait plus tard. Lorsqu'elle avait commencé à me parler, j'avais eu l'impression qu'elle se sentait avoir plus d'ardeur, mais ensuite elle adopta un ton plus formel et se referma, plongeant à nouveau dans l'obscurité.
La cécité originelle de G au monde naturel était une mesure violente. J'avais l'impression que pour survivre physiquement à une situation terrible, il lui avait fallu se défaire de sa capacité d'être consciente de la nécessité d'un environnement vivant ; elle s'était tournée alors vers une solution autistique. Ce qui semblait être à première vue une insensibilité et un manque d'attention envers le monde naturel n'était en fait que la conséquence d'une attaque violente contre toute expérience d'une relation profonde. L'inanition du hamster robotique enfermé dans sa cage était le reflet d'une cruauté générant sans cesse une pauvreté et un désespoir intérieurs. Le traitement qu'elle faisait subir au hamster relevait à la fois d'une identification à un objet meurtrier et une identification à cette créature en détresse, à la merci d'une telle maltraitance. L'éveil de sa reconnaissance quant à la vie et l'altérité inhérentes aux plantes et aux oiseaux était moins dangereux pour elle que son ouverture à moi en tant que présence humaine digne de confiance ; néanmoins, il portait en germe une tendance accrue à créer des liens.
Le village
On m'a élevé pour faire de moi un animal typique qui apprendrait à diviser le monde en trois catégories : celle dont feraient partie ceux que j'aimerais et protégerais, celle qui recouvrirait ce que j'utiliserais pour nourrir et loger mes proches, et enfin celle qui regrouperait tout le reste – vis-à-vis de quoi je serais vaguement impliqué, mais fondamentalement indifférent.
La seule différence essentielle entre les autres animaux et moi résiderait en mon degré d'imagination supérieur. Contrairement aux autres animaux, j'aurais la capacité d'imaginer ce qui n'était pas présent, ce qui ne pouvait pas être confirmé par mes sens.
Grâce à cette capacité d'imaginer le possible et l'impossible, mon monde interne, contrairement au leur, serait largement infiltré par toute une variété de
« et si jamais ? » , le plus important étant, « et si jamais c'était moi ? » . Cet « et si » - cette empathie imaginaire – sous-tendrait mon sens moral.
Le principe essentiel de mon éducation, cette forme d'empathie imaginaire – souffrance indirecte, par procuration – s'avérerait non seulement moralement nécessaire, mais également moralement suffisant.
Voici comment fonctionne cette structure : afin de nettoyer les pattes crottées de notre chien, je l'arrête sur le seuil de la porte, le retiens et lui saisis la patte. Je suis toujours frappé par la minceur des os de ses pattes avant. Je me dis toujours : et si je les cassais ?
Cette image me donne la nausée. Je ne passerai jamais à l'acte. Ruby appartient à la catégorie de ceux que j'aime et protège.
Puis, il y a nos dîners. Pour chacun de nous, le dîner se compose habituellement d'un plat de viande – bœuf, porc ou poulet. Ces animaux appartiennent à la catégorie de ceux que j'ai le droit d'utiliser et dont j'ordonne indirectement la mise à mort lorsque nous avons faim.
Après le dîner, je lis le journal.
Je lis un article au sujet d'un enfant de cinq ans sur le point de mourir dans la ville d'Alep – une ville qui manque totalement de nourriture, d'eau et de médicaments – une ville qu'on ne peut pas fuir et à laquelle on ne peut pas avoir accès. Je lis un article sur une autre inondation en Louisiane, sur un incendie qui a ravagé une surface de 121 km2 dans la région de San Bernadino, sur l'extinction récente de six espèces d'oiseaux de proie en Provence.
Je lis en grimaçant. Je montre les articles à quiconque se trouve à mes côtés. Je les envoie aux gens autour de moi.
Je ne participe en rien à ces événements, même pas indirectement.
Mes grimaces, le fait que je montre ces articles, que je les envoie et que j'en parle, marquent la limite de mon activité et mon seul contact avec ces dérèglements malins.
Mon imagination empathique se met en marche : « Et si jamais c'était moi ce garçon d'Alep ou bien mon fils ? ». « Et si jamais je perdais ma maison dans une inondation ? » . « Et si jamais nous étions au bord de l'extinction ? » .
Dans cette séquence – aimer, manger, lire – je vis en parfait accord avec la façon dont j'ai été élevé.
Et comment ai-je été élevé ?
J'ai été élevé comme habitant d'un petit village, avec pour seule obligation d'entretenir ce village.
Cette mentalité de village autorise et déchaîne les passions humaines qui ravagent la terre, détruisant ses formes de vie et massacrant ses habitants.
Cette mentalité de village – ma mentalité de village – est mortifère, ses catégories fixes sont destructrices.
Mes enfants vont quitter le village. Ils en ont fini avec lui.
- Donald Moss (Le village)
- Lindsay L. Clarkson (La fenêtre)
- Lynne Zeavin (La terre)
- W. John Kress (Les arbres)
(Traduit de l'anglais par Danielle Goldstein, Paris)