« Mon cĹ“ur se vide sans faire exprès, comme un seau percĂ©. Penser ? Sentir ? (…). Je suis une Ă©tagère de flacons vides »
Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquillité
Nous vivons une époque intempestive. Les changements s'ajoutent les uns aux autres et l'observation de ce qui se passe pendant une séance de psychanalyse n'est pas une exception, les faits ont changé, de même que les vertices permettant de les observer.
L'Ă©poque des entitĂ©s monolithiques est rĂ©volue, celle des « moi » libres de conflit ou des « ça » qui battent seulement la mesure maladroitement. Les murs structuraux de l'appareil psychique perdent en rigiditĂ© jusqu'Ă devenir poreux et nous trouvons aujourd’hui des cĂ©sures et des hiatus propres Ă une architecture postmoderne.
Différents types de fonctionnement mental coexistent, les parties névrotiques se superposant aux parties psychotiques, les principes des événements psychiques se régulant suivant les exigences internes ou les demandes externes. Les boucles rétroactives s'entremêlent, les rhizomes corps-esprit se combinent, les parties animées et inanimées se rétro-alimentent aléatoirement en une mosaïque hétérogène qui rend difficile même une seule intuition diagnostique.
Ces temps de l'hypermodernité voient la psychanalyse évoluer sous la bannière protectrice de la pensée complexe : nous complexifions la pensée, nous complexifions l'inconscient et nous complexifions notre discipline. Edgar Morin (1990) a affirmé que la pathologie de l'idée est l'idéologie et qu'il n'y a pas d'idéologie pire que celle de l'empire de la simplicité, puisque le réductionnisme prétend annihiler en quelques phrases lapidaires la complexité d'un phénomène.
L'inconscient n'est pas exonéré de telles simplifications, si bien que nous avons besoin de modèles complexes pour comprendre la psychopathologie de notre ère. Que se passe-t-il chez le sujet d'aujourd'hui ? Quels sont les modèles qui sont apparus pour entendre sa demande ? Quel est le spectre qui pourchasse le patient de notre époque ?
Des auteurs de diffĂ©rentes rĂ©gions et Ă©coles de pensĂ©e psychanalytiques (Bollas, 1987 ; Green, 1993 ; Recalcatti, 2003 ; Ogden, 2003 ; Lutenberg, 2007) s'accordent Ă souligner l'existence toujours plus frĂ©quente de situations oĂą domine une clinique du vide, de l'absence ou du nĂ©gatif. Ceux qui se tournent vers nous sont des personnages qui, face au dilemme d'Hamlet, ont optĂ© pour le « ne pas ĂŞtre » et privilĂ©gient le lien Ă l'objet absent plutĂ´t qu'Ă l'objet prĂ©sent.
Les diffĂ©rents modèles de cette clinique nous permettent d'examiner ce spectre de la vacuitĂ©. Ce spectre a toujours existĂ©, mais nous n'avions pas créé de cadres conceptuels ni conçus de stratĂ©gies techniques pour traiter ses manifestations. Pour ne citer qu'un exemple très simple, il suffit de penser que mĂŞme si un patient ne se rend pas Ă sa sĂ©ance, la sĂ©ance existe en « nĂ©gatif », comme une sĂ©ance « en blanc » qui peut faire l'objet d'une supervision et donner lieu Ă des hypothèses spĂ©culatives sur les raisons de l'absence du patient.
Les modèles actuels lĂ©gitiment et soulignent le paradoxe selon lequel ce qui n'est pas, mĂ©rite Ă©galement d'ĂŞtre pensĂ©, de mĂŞme que le silence est une forme de communication Ă l'instar de la parole et que le non ĂŞtre est Ă©galement une forme d'existence et de communication. Ce spectre Ă©pouse la logique de l'absent qui, comme dans la littĂ©rature fantasmagorique, est toujours liĂ©e au fantĂ´me d'un ĂŞtre qui n'existe plus. Cependant, dans la littĂ©rature psychanalytique, nous avons du mal Ă penser « la vacuitĂ© », en partie parce que cela nous angoisse d'Ă©prouver la prĂ©sence de l'absent, et en partie parce que les phĂ©nomènes inhĂ©rents Ă la vacuitĂ© reposent sur une vĂ©ritĂ© en dehors de la sphère logique dominante, c'est-Ă -dire, la logique du reprĂ©sentable. Peut-ĂŞtre cette petite histoire drĂ´le nous aidera-t-elle Ă mieux comprendre :
« Un homme entre dans un restaurant et dit au serveur : - Garçon, donnez-moi un cafĂ© sans crème s'il vous plaĂ®t. Le serveur lui rĂ©pond : - Je vous prie de m'excuser, monsieur, nous n'avons plus de crème. Puis-je vous proposer un cafĂ© sans lait ? » (Zupancic, p. 81).
L'existence de la vacuitĂ© est abominable et par consĂ©quent fantasmagorique. Les manifestations de l'absence sont rĂ©gies par un principe silencieux et neutre, une « autre logique ». Nous continuons de vivre sous l'Ă©gide de la parole, de la reprĂ©sentation, du retour du refoulĂ©, ce qui nous occupe beaucoup trop. Mais dans la clinique d'aujourd'hui, une grande quantitĂ© de matĂ©riel psychique ne fait pas retour, « n'ayant jamais Ă©tĂ© prĂ©sent » ; il s'agit lĂ d'une partie inconsciente qui n'a jamais eu le privilège d'ĂŞtre consciente, qui n'a jamais Ă©tĂ© refoulĂ©e – c'est l'inconscient non refoulĂ©, comme on le nomme aujourd’hui. Le matĂ©riel psychique en question ne fait pas retour, il se fait acte, ne se reprĂ©sente pas, mais se prĂ©sente sous forme d'une psychologie inversĂ©e, c'est-Ă -dire en « nĂ©gatif », comme l'a montrĂ© Green (1993), ou sous forme « virtuelle », comme l'explique Lutenberg (2007).
Quelles sont les consĂ©quences de la clinique du vide chez le patient d'aujourd'hui ? Je pense que tous les auteurs s'accordent Ă dire que sous l'empire du spectre de la vacuitĂ©, certaines parties du psychisme ne connaĂ®tront jamais d'Ă©volution. Si l'on se place du point de vue de la seconde topique, selon le modèle de Green (1993) ou de Lutenberg (2007), force est d'admettre qu'au « ça » ne se substituera pas le « moi » et que, par consĂ©quent, « lĂ oĂą prĂ©valait le ça, prĂ©vaudra la vacuitĂ© » et ce, non seulement du fait que ces parties n'ont pas de « devenir » dans le moi, mais Ă©galement du fait qu'elles n'ont pas la volontĂ© de ce devenir, ce qui est plus inquiĂ©tant.
Que le « ça » rĂ©siste Ă ĂŞtre le « moi » n'est pas une mince affaire, puisque cela implique l'idĂ©e d'un « ça » qui, loin d'ĂŞtre seulement un rĂ©servoir pulsionnel, est une instance qui souffre d'un conflit, rĂ©siste Ă quelque chose, se refuse Ă toute modification. Comment la rĂ©sistance du ça se manifeste-t-elle ? Avant tout, comme une rĂ©sistance Ă la complexitĂ© de la vie psychique. Le psychisme rĂ©gi par le « spectre de la vacuitĂ© » rĂ©siste Ă devenir plus sophistiquĂ©, Ă se diversifier, Ă se complexifier.
En somme, le spectre de la vacuitĂ© est une maladie contemporaine caractĂ©risĂ©e par la rĂ©sistance Ă la complexitĂ© et l'attachement fanatique Ă la simplification. Le simple est le neutre, lĂ oĂą la liaison n'est pas nĂ©cessaire. Bion (1957) aurait peut-ĂŞtre nommĂ© cela « l'insupportable bĂŞtise de l'omniscience ».
A partir des modèles contemporains de la « clinique du vide », on comprend que le psychisme qui jouit d'une bon Ă©tat de « santĂ© mentale », est disposĂ© Ă travailler Ă la complexification des Ă©vĂ©nements Ă©motionnels de la vie. On comprend alors que la complexitĂ© est antonyme de vide ou, si l'on prĂ©fère, que le vide est synonyme de simplification mentale. La force d'attraction de ce spectre de la vacuitĂ© rĂ©side dans la simplicitĂ©. Le psychisme qui souffre du « spectre de la vacuitĂ© » aura tendance Ă simplifier les Ă©vĂ©nements de la vie psychique, comme si tout trouvait son achèvement du cĂ´tĂ© d'une idĂ©ologie dominante, d'une « maxime » (Sor y Senet, 2014), les nuances s'effaçant au profit d'une blancheur gĂ©nĂ©ralisĂ©e.
La clinique du vide dĂ©bouche sur un paradoxe : le vide est un plein de rien, une pseudo-santĂ© mentale, une maladie de la « normalitĂ© ». Il s'agit de sujets hyperadaptĂ©s (Lutenberg, 2007), « normatiques » (Bollas, 1987) ou blancs (Green, 1983), qui se cachent derrière une pseudo-structuration psychique.
La vie qui est rĂ©gie par la vacuitĂ© est monocorde, a-transformatrice, c'est une vie oĂą l'on n'est rien et oĂą, par consĂ©quence, tout est rien. Les formes de mal-ĂŞtre dĂ©crites par la clinique du vide coĂŻncident parfaitement avec les idĂ©es dĂ©fendues par le philosophe contemporain Byun-Chul Han (2012, 2014), qui dĂ©crit l'ère actuelle comme une « sociĂ©tĂ© de la fatigue » qui souffre de l' « agonie d'Éros ».
Han soutient que l'ère contemporaine est une « ère de la fatigue », oĂą le travail cesse d'ĂŞtre le moteur de la vie – l'absence de travail annihile aussi le conflit. La fatigue, la lassitude se substituent au travail. Le philosophe propose une lecture de la sociĂ©tĂ© actuelle oĂą il diffĂ©rencie deux niveaux – au niveau manifeste, il y a beaucoup de travail Ă faire (ĂŞtre, c'est faire, ĂŞtre, c'est ĂŞtre efficace, ĂŞtre, c'est ĂŞtre multi-tâches), tandis qu'au niveau latent, il n'y a pas de travail psychique, on travaille comme un automate, sans Ă©motions, l'action se substituant purement et simplement Ă la pensĂ©e.
L'effort de l'ère industrielle moderne, qui était récompensé par la reconnaissance et le bien-être, se voit remplacé par l'apathie psychique ; étant donné l'échec du modèle économique dominant, aucun travail ne vient récompenser ni l'orphelin mental, ni l'oublié social : ce sont les misérables de la postmodernité.
L'homme contemporain est un sujet fatiguĂ©, qui souffre d'une douleur mĂ©taphorique au « foie », selon Han. Il Ă©crit : « La douleur au foie, qui est indolore en soi, se traduit par une fatigue. De cette façon, le sujet de l'auto-exploitation devient prisonnier d'une fatigue infinie. C'est la figure originaire de la sociĂ©tĂ© de la fatigue .» (Han, 2012)
Le sujet souffre d'une maladie mentale auto-immune, créant des expectatives de rendement successives qui visent une récompense qu'il n'obtient jamais, ce qui rétro-alimente en permanence son stress au travail, où il attaque son propre système défensif et finit par s'épuiser lui-même.
Entendons bien, l'épuisement n'est pas l'équivalent de la dépression, la dépression exige un travail qui, bien qu'il constitue l'inverse d'un travail de deuil, est néanmoins un travail. L'homme épuisé, en revanche, ne se reproche rien, ne se sent pas coupable, ne se plaint pas, il s'épuise, tout simplement, comme si, cessant d'être un sujet désirant, il ne luttait plus ni pour l'objet absent ni pour l'objet présent ; et ne luttant plus, il s'épuise. C'est l'agonie d'Éros (Han, 2014).
L'homme Ă©puisĂ© ne rĂŞve pas, non plus, tout travail psychique demeurant interdit, comme s'il avançait son dĂ©part Ă la retraite de plusieurs annĂ©es et n'avait pas d'autre projet dans sa vie que le « repos ». C'est un sujet qui n'a pas d'ambition quant Ă un projet futur, qui ne rĂŞve pas, qui ressemble au patient insomniaque d'Ogden (2003).
Comment réveiller cet homme épuisé ? Comment lui inspirer l'amour du travail psychique ? Comment lui restituer la passion pour la complexité ? Comment vaincre le spectre de la vacuité ? Tel est le but de l'analyste contemporain, notre but.
Quand la pathologie du vide fait son entrĂ©e dans le cabinet de l'analyste, il semble que l'unique ĂŞtre vivant soit l'analyste, l'unique penseur, l'unique rĂŞveur, et – malheureusement – le seul qui travaille. « Nous vous prions de nous excuser pour la gĂŞne occasionnĂ©e – psychisme au travail », tel serait l'avis en forme d'avertissement que nous devrions lancer au patient harcelĂ© par le spectre de la vacuitĂ©.
L'analyste recourt Ă son expĂ©rience de l'analyse, aux « liens tissĂ©es par Éros » (Botella, 2001), Ă son « cadre interne » (Green, 2002), Ă son amour de la mĂ©thode (Bion, 1970). Cette mĂ©thode qu'il a introjectĂ©e fait office de mât Ă celui qui s'y attache, comme dans l'OdyssĂ©e, pour ne pas succomber au chant des sirènes. Rien ne serait plus facile que de se fatiguer, rien ne serait plus simple que de cesser de penser et de tuer la complexitĂ©.
L'analyste contemporain s'obstine Ă rester vivant et Ă penser en dĂ©pit de l'omniprĂ©sence de la mort et de l'anti-pensĂ©e. L'analyste tricote la pelote de ce « quasi-rien » et, si nĂ©cessaire, prĂŞte ses propres fils comme dans le travail de figurabilitĂ© (Botella, 2001). C'est ce tissu de fils entrelacĂ©s, tel le fil d'Ariane, qui lui permet d'esquisser une première Ă©bauche d'un utĂ©rus mental (Lutenberg, 2007), le premier mobilier d'un rĂŞve, la première lettre d'un mot, le premier souffle d'une Ă©motion, tout ce grâce Ă quoi l'analyste au cours de sa formation aura pu incorporer l'amour pour la vĂ©ritĂ© inconsciente.
Est-ce Ă dire qu'avec de tels patients l'analyste se doit d'incarner le rien, le vide ? C'est bien ce qui se passe, en un sens, puisque plus que jamais l'analyste aura Ă utiliser cette « capacitĂ© nĂ©gative » dont parle Bion (1970), c'est-Ă -dire tolĂ©rer d'ĂŞtre sans savoir, sans dĂ©sir, sans mĂ©moire, « laissant de fait place au vide dans son esprit, car il fait confiance au savoir de l'inconscient » (Velasco, 2014, p. 42).
La lutte menĂ©e par l'analyste contre ce spectre de la vacuitĂ© ne consiste pas Ă dĂ©voiler un contenu refoulĂ©, mais Ă construire un contenant, la visĂ©e ultime de l'analyste Ă©tant la crĂ©ation « du verbe », l'instauration d'un processus, d'un travail psychique, d'un mode de relation, c'est-Ă -dire l'essentiel de ce qui permet de vaincre ce fantĂ´me : les retrouvailles avec la complexitĂ© de la vie psychique et l'Ă©tablissement de liens, grâce Ă la force de conviction qu'entraĂ®ne chez le patient le fait qu'un psychisme – celui de l'analyste, soit parvenu Ă suivre le patient via sa pensĂ©e et son ressenti. C'est lĂ l'unique antidote Ă l'Ă©puisement psychique.
Le spectre de la vacuité, qui a été engendré à l'origine de la vie psychique du sujet par l'absence d'une personne capable de penser et d'éprouver son ressenti, ne peut être renversé que grâce au regard d'un autre être vivant et pensant, qui a pu penser et ressentir à son tour : seul un autre être humain peut construire, ce qu'un premier être humain n'avait pas permis d'instaurer.
Bibliographie
Edgar Morin (1990) Introduction à la pensée complexe, Paris, Points, Seuil.
Christopher Bollas (1987) The Shadow of the Object, Free Association Books.
André Green (1993) Le travail du négatif, Paris, Éditions de Minuit.
André Green (1983) Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éditions de Minuit.
André Green (2002) Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, Paris, PUF.
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Massimo Recalcati (2003) ClĂnica del vacĂo : anorexias, dependencias, psicosis. SĂntesis, Madrid.
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Jaime Lutenberg (2007) El vacĂo mental. Publicaciones PsicoanalĂticas, Lima.
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W.R. Bion (1957) « De l'arrogance », in RĂ©flexion faite, Paris, PUF, 1983.
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Byung-Chul Han (2014) La agonĂa de eros. Herder. Barcelona.
Ricardo Velasco (2014) « Miedo a vaciarse como angustia posmoderna ». En : Senderos del inconsciente : hoja de ruta de un psicoanalista. Paradiso. Mexico. DF.