De la réalité amoureuse au temps du like

Lic. Psych. Martina Burdet Dombald
 

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L'hypermodernité (Lipovetsky, 2004) c'est le miracle, l'euphorie qui découlent de la révolution que suppose l'ensemble formé par l'informatique et les nouvelles technologies. Nous sommes tous connectés entre nous ou avec des machines dans un univers où l'avalanche de données et d'images constitue un phénomène nouveau dans une temporalité révolutionnaire marquée par le présentisme et l'accélération. 

Nous vivons de plus en plus en contact avec divers écrans, on-line-on-life, plus ou moins augmentés ne serait-ce que prolongés par un Smartphone qui vient allonger notre moi-peau physique et psychique. Aujourd'hui la chair peut se mêler à la silicone des love dolls. La surexcitation habite les rues, le free porn échappe au contrôle, le sexe souvent fracturé de l'amour se transforme en un sexe hard, ou en une décharge. Voici le fond sur lequel se tisse le lien amoureux ou son impossibilité. J'ai écrit ailleurs  « @imer » traversé par arrobase, véritable blessure au bon usage de la langue, comme métaphore de l'articulation entre la culture digitale et l'affect, entre le monde interne et l'intersubjectivité.

À partir de l'adolescence le choix amoureux qui suppose la renonciation aux objets parentaux de l'enfance consiste à pouvoir connaître et désirer l'autre pour ses qualités intrinsèques, son altérité, choix qui implique avoir aussi pu renoncer à la complétude narcissique. Pourtant aujourd'hui nous voyons surgir avec force un nouvel ordre amoureux marqué par l'affaiblissement d´Eros tandis que Narcisse chante à plein poumons, situation dans laquelle, l'autre est devenu banal, substituable, sans qualité comme s'il s'agissait d'une marchandise. L'autre, l'Autre (avec la majuscule de l'ordre symbolique) grâce auquel nous nous constituons comme sujet se voit relégué, nié au profit d'un processus d'autoengendrement au moyen duquel le sujet obtient le plaisir immense de se sentir créateur de lui-même, Dieu pour un instant. Le malaise de l'enfer narcissique menace à nouveau puisque qu'Eros n'ouvre plus l'expérience de l'autre dans son altérité (Kristeva, 1993).

D'un point de vue psychanalytique freudien, dire qu'Eros se fragilise dans notre société « liquide » (Bauman, 2003) revient à signaler l'affaiblissement des forces de liaison entre pulsions de vie et pulsions de mort. Déliaison pour Freud (1920), desobjectalisation pour Green, A. (1989) en tant qu'attaque à l'objet. 

On trouve une illustration extrême de ce phénomène chez les « Hikikomori » au Japon pour lesquels l'autre est balayé de la vie qui se déroule exclusivement on line. Nous pourrions lire ce phénomène comme représentant du désir de non désir (Aulagnier, 1975), autre forme de la pulsion de mort, ou comme refuge psychique (Steiner, 2013).

Mis à part la pathologie extrême des Hikikomori, le monde hypermoderne baigne dans l'hyper, la démesure. L'infosphère produit dans une fraction de secondes, une quantité de stimuli que le psychisme est incapable de métaboliser, mettant en difficulté la capacité de liaison ; question conceptualisée comme traumatique par la théorie économique freudienne.

Défi des limites ; l'élaboration des deuils peut s´éviter en remplaçant l'objet perdu par quantité de propositions on line, par des torrents d'images qui supposent un moyen d'expression nouveau signant la crise du récit (Lyotard, 1979) et contribuant, aussi, au gommage de l'autre.

Je tiens à souligner que les profils proposés par les diverses applications on-line, limités à une photo, où accompagnés de quelques lignes, ont été traités par de puissants algorithmes qui ont choisi à notre place, de telle sorte que tout un chacun se trouve face au danger de se voir transforméen une donnée qui choisit une autre donnéeLe discours du capital et de la rentabilité des entreprises qui prétend annuler notre désir ou désirer à notre place, coïncideraient et nous mèneraient vers l'objectivisation des affects sans vraiment le savoir clairement.

Pas de création psychique sans un autre ayant dispensé un plaisir initial, un premier regard miroir et aussi une première frustration supportable qui permette d'halluciner et de se représenter l'objet en absence. « Je est un autre ». Aujourd'hui  c'est ce fait structurant de la subjectivité que l´on veut gommer « Je » ne veut plus de l´autre.

À sa place naissent les idéaux qui promulguent le plaisir sans trêve ou celui, énorme, produit par ce que j'ai appelé l'autoengendrement (Burdet, op.cit). Phénomène d´autocréation délicieux de soi-même qui s'exhibe sur le net, que ce soit le temps de quelques secondes, avide de likes. Ovation du moi qui se gonfle majestueusement, qui tend à devenir tout puissant ; moi paradoxalement fragile puisque dépendant des likes reçus de l'autre, si souvent inconnu, ou réduit à cette fonction. Au lieu de mourir d´amour, aujourd´hui on peut mourir de likes. Le moi idéal s'impose.

Like signifie « comme », « ça me plaît ». C'est aussi la nouvelle monnaie amoureuse qui ne ressent rien, produite par des géants comme Facebook. Signe d'un nouveau malaise qui veut qu'on soit passé du discours à l'image. La libido ici s'est retirée des objets et est retournée sur le moi. Dans les deux cas, sujet exhibitionniste et objet qui regarde, il y a panne d'un discours devenu peau de chagrin.

À noter que ce sont des images retouchées, construites, choisies au préalable par un moi, un inconscient, des affects et des idéaux qui sont choisies pour être montrées. C'est à dire que ce qui s'offre à la construction du moi on line, diffère du « je » et consiste en une représentation plus proche de l´imaginaire que du symbolique, pour utiliser une terminologie lacanienne.

La tonalité narcissique du processus est à nuancer par rapport à la notion de narcissisme décrite par Freud (1914) lorsqu'il reprend le mythe ovidien où Narcisse tombe amoureux de son image. On line chacun se regarde dans une image qui lui est renvoyée par les réseaux à partir d´une première image choisie à des fins sociales à son tour réfléchie par d´autres.

D'un point de vue clinique nous pouvons penser que les diverses déclinaisons narcissiques exposées sont en lien avec un risque de fragmentation du moi, certaines difficultés dans la création su sujet et peut-être des questions émergentes à l'heure actuelle comme le poly-amour ou les poly-appartenances de toutes sortes.
 
Références
Aulagnier, P. (1975), La violence de l´interprétation. Paris: PUF.
Bauman, Z. (2003), Titre original : Liquid Love. Oxford: Blackwell Publishing Ltd. L´amour liquide. De la fragilité des liens ente les hommes. Paris: Hachette Littératures
Freud, S. (1920), Au delà du príncipe du plaisir.
Green, A. (1986), Primer Simposio de la Federación Europea de Psicoanálisis. Marsella. La pulsión de mort. Paris: PUF. Pulsión de muerte, narcisismo negativo, función desobjetalizante. En La pulsión de muerte. Madrid: Amorrortu editores (1989).
Godart, E. (2018), La psychanalyse va-t-elle disparaître? Paris: Albin Michel.
Kristeva, J. (1993), Les nouvelles maladies de l´âme. Paris: Fayard.
Lipovetsky, G. (2006). Le bonheur paradoxal. Essai sur la société de l´hyperconsommation, NRF Essais; Folio Essais 256.
Lyotard, J.F. (1979), La condition postmoderne. Paris: Les éditions de Minuit.
Steiner, J (1995), Titre original: Psychic Retreats. London: Routledge, 1995. Refugios psíquicos. APM. Biblioteca Nueva, 2013. Retraits psychiques. Le fil rouge. Paris: PUF
 
 

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