La peur de l'obscurité

Shreya Varma
 

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2017
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Apprivoiser l'obscurité, qu'elle soit intérieure ou extérieure, est une tâche difficile. Cependant, si nous réussissons à l'accepter, elle peut offrir une nouvelle teneur à l'expérience vécue de notre existence. En rassemblant quelques unes de mes expériences, je souhaiterais éclaircir davantage cette thématique.
 
Bien que je n'aie jamais eu peur de la nuit ni de l'obscurité qui l'accompagne, à mes heures les plus anxiogènes et mélancoliques, je me retrouve prise au piège de leurs toiles d'araignée, à lutter avec leurs fils et désireuse de survivre à la douleur qu'elles m'infligent. Les nuits engendrent une peur étrangement inquiétante, comme si rendue incapable de respirer dans l'obscurité inquiétante qui m'entoure, j'allais suffoquer sous cette ombre noire qui m'enveloppe. Alors que tout le monde dort autour de moi, un funeste silence plane au-dessus de mes oreilles. Il est difficile d'apprivoiser cette nuit.
 
Durant l'une de ces nuits, je me suis endormie alors que je me tournais et retournais dans mon lit ; je me réveillai à la suite d'un rêve terrifiant qui me secoua.
 
Dans mon rêve, j'étais dans un hôpital aux murs bleus, entourée de gens qui m'étaient inconnus. La seule personne que je connaissais était un très bon ami de ma classe. Les autres visages m'étaient étrangers et étranges. Nous assistions à une conférence à l'hôpital et mon ami et moi étions assis entourés de visages étrangers.
 
Curieusement, je n'appréciais pas du tout mon internat et, par conséquent, mon ami et moi décidâmes de sécher cette conférence. Par la suite, nous fîmes de même en séchant une autre conférence. Et puis, soudainement, je réalisai, dans mon rêve, que j'avais séché deux conférences sans en éprouver la moindre culpabilité. J'éprouvais un sentiment menaçant de négativité. L'internat était à ce point minable que cela m'était complètement égal de sécher les conférences les unes après les autres.
 
Je me réveillai cette nuit là avec cette idée en tête. L'obscurité qui m'entourait me faisait peur et j'avais l'impression que quelqu'un se tenait derrière moi et voulait me faire du mal. Je regardais autour de moi mais je ne voyais rien. Je n'arrivais pas à rester assise tranquillement et je me mis à respirer fort. J'essayai d'allumer la lumière. Mais, même avec la lumière allumée, je continuais d'avoir l'impression qu'il y avait quelque chose sous mon lit et derrière moi qui cherchait à me faire mal. Je n'arrivais pas du tout à bouger de là où j'étais.
 
Je rassemblai mon courage, me dirigeai vers ma bibliothèque, prête à saisir  tout livre, quel qu'il fût, qui me traverserait l'esprit ; alors que je respirais fort, dans un état d'hyperventilation, je pris pour la première fois le livre de Thomas Ogden, Primitive Edge of Experience. Je l'ouvris au chapitre intitulé « La position schizoïde », qui commençait ainsi :

 … ou la musique entendue si profondément qu'elle n'est pas entendue du tout, mais tu es la musique tant que dure la musique...  T.S. Eliot

Je lus ces lignes et aussi étrangement que cela puisse paraître les mots prirent sens alors même que rien ne faisait sens pour moi. Je me mis à envoyer des messages au sujet de mon rêve à quelques amis.
 
Tandis que j'écrivais et leur racontais mon rêve, j'avais le sentiment que quelqu'un se tenait là dans ma chambre et cherchait à me faire mal. Je sentais que si je faisais part de cette peur à mes amis, cette personne qui me voulait du mal chercherait à me faire mal davantage encore.
 
Mais dès que j'eus fini d'écrire et d'envoyer mon message, tout en demeurant assise à le fixer du regard, l'air morose, je réalisai que l'incertitude et l'étrangeté du futur me faisaient peur. 
 
Bizarrement, au sortir de ce rêve effrayant, je me mis à lire le chapitre sur la « position schizoïde » que décrit Ogden (1992).
 
Ogden (1992) explique que dans la position schizoïde, nous entretenons une relation avec notre self dans un état où quand bien même nous chercherions à nous tourner vers les autres, nous sommes à tel point préoccupés par notre propre imagination intérieure au sujet du monde que l'accès à une perception ludique et objective du monde extérieur nous est tout bonnement impossible. Nancy McWilliams (1984) explique qu'une personne schizoïde peut être quelqu'un qui s'est replié sur son monde imaginaire interne. La faculté la plus excitante d'une personnalité schizoïde est sa propre créativité. L'étymologie du mot renvoie à la racine allemande du terme « schizien » qui signifie « clivage ». McWilliams (1994) explique que le clivage inclus dans l'étymologie du mot schizoïde existe dans deux domaines, celui entre le self et le monde extérieur et celui entre l'éprouvé du self et le désir. Ce clivage peut donner lieu à un sentiment d'aliénation par rapport à notre self ou par rapport à certaines parties de notre vie. Il se peut que ce soient ces espaces schizoïdes à l'intérieur de nous-mêmes qui s'actualisent dans des rêves transformés en cauchemars et qui nous réveillent dans un état de frayeur. 
 
Klein (1946) élargit cette idée dans sa théorie. Elle explique que dans la position schizo-paranoïde nous clivons toutes nos expériences : elles sont soit bonnes soit mauvaises, noires ou blanches, ou encore relatives au jour versus la nuit... le gris neutre n'existe pas. Compte-tenus de ces polarités, le mal qu'on trouve dans le monde se prolonge, entraînant dans son sillage une paranoïa intérieure : le monde est mauvais et il cherche à nous faire du mal.
 
Ainsi, il est fort possible de voir les craintes quant à un futur incertain subsister tel un fantôme à nos trousses, qui nous menace à chaque pas, de la même façon que nous clivons le « jour » et la « nuit ». Les journées ensoleillées contrastent avec les nuits ténébreuses qui nous engloutissent. C'est sans doute au sein des ces « espaces schizoïdes » que nous faisons résonner nos propres peurs, tandis que nous vivons dans notre monde interne si intensément que le monde objectif s'effondre devant nous.
 
La nuit de mon rêve, peut-être et encore intoxiquée du fait d'une forte angoisse, j'ai commencé à avoir peur de l'obscurité, comme si au sein de cette obscurité se tenait une vérité cachée sous mon lit, dans de sombres recoins, prête à m'entraver et à m'étouffer. C'est dans de tels espaces obscurs que nous ne parvenons plus à discerner où nous mènent nos pas. Et c'est parfois dans l'obscurité qu'il nous faut accepter les incertitudes et  les frontières indéfinies, nébuleuses et ambiguës de notre psychisme. 
 
C'est peut-être cela que nous ne parvenons pas à reconnaître tant notre propre obscurité nous engloutit et brouille notre esprit. Une peur de l'obscurité ne constitue parfois rien de plus que nos propres craintes et conflits intérieurs ; nous ne parvenons pas à les intégrer en même temps qu'ils nous empêchent d'aller de l'avant. La peur de l'obscurité peut symboliser une peur devant l'incertitude du futur que nous ne parvenons pas à apaiser. Elle évoque et instaure en nous un état de timidité qui nous fait craindre tout ce qui nous entoure. 
 
Une chanson d'un film indien écrite par Swanand Kirkire évoque cette obscurité particulière pour la nuancer dans une tentative de converser avec la nuit et l'apprivoiser. Voici ce que dit cette chanson que je traduirai grossièrement : 

… A cœur joie
Je dois parler à l'obscurité 
 
Cette obscurité est en colère
Elle est si dense
qu'elle me transperce et me mord
Mais elle est pourtant mienne
Sur ses genoux 
Je dois reposer ma tête et dormir
Tapi dans ses épaules
Je me déroberai en pleurant... 

A travers notre faible vision nocturne, nous percevons les choses sous un jour nouveau, doux et subtil. Parfois, en essayant d'apprivoiser cette obscurité, il se peut que nous commencions à entrevoir les choses sous un éclairage nouveau.

Références
Klein, M. (1946), Notes on some schizoid mechanisms. Int. J. Psychoanal., 27, 99-110.
McWilliams, N. (1994), Schizoid Personality, in Psychoanalytic Diagnosis: Understanding Personality Structure in the Clinical Process, pp. 185-204, New York: The Guilford Press.
Ogden, T. (1989), The Schizoid Condition, in The Primitive Edge of Experience, pp. 83-108, London: Karnac Books. 
 

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